Chapitre 3 :

Époque d’ébranlement et de dispersion (1975-1985)

Pendant les premiers mois de cette année 1975, ces mois qui précédèrent ce jour que la plupart des gens du Sud-Vietnam appellent « jour de haine sourde implacable ». Des attaques se poursuivaient partout dans les provinces tandis qu’à Saigon, des « libres » bombardements, sans but précis, pleuvaient sur la ville presque tous les jours vers 4 heures du matin. Les gens étaient pris de panique et d’affolement, les maisons brûlées, les propriétés perdues, des hommes mourraient... Taberd elle-même a reçu 4 obus de 120 millimètres de diamètre, causant la mort d’un Frère et d’un gardien. Les manifestations se succédaient. Un mouvement luttant contre le phénomène des mandarins et scribes corrompus mené par le Père Tran Huu Thanh, rédemptoriste, éclatait. C’était ce redoublement des manifestations menées par les communistes et le Père Thanh qui mettait les autorités de l’ancien régime dans l’embarras. Plus le jour J approche, plus les désordres s’accéléraient : bombardements au palais présidentiel par le pilote Nguyen Thanh Trung ; d’autres à une école du primaire à Cai-bè, causant la mort de plusieurs enfants ; des bombes cachées dans les salles de cinéma... Tout cela a créé une crainte terrifiante dans la population de Saigon.

Pendant cette chaude période, nos écoles à Saigon, devenues des camps de réfugiés, arrêtaient toutes activités scolaires pour recevoir des paysans venus des provinces en guerre. Une population circulait dans la rue d’un air précipité et le visage angoissé. Le couvre-feu de 24/24 était obligatoire pendant la dernière semaine. Les rues étaient désertes. On n’entendait que le klaxon oppressant des voitures militaires, des pompiers ou de l’ambulance. La ville ressemblait à une ville morte. Cependant, le jour (29 avril 1975) qui précéda celui de la chute définitive de Saigon, la ville devint subitement bruyante, les gens commençaient de nouveau à sortir de leur nid. Certains d’entre eux vinrent piller toutes les affaires dans les entrepôts, magasins, hangars, dépôts.... du gouvernement car, toutes leurs portes étaient laissées ouvertes et les gardiens avaient déjà abandonné leur poste. D’autres se rendaient au port de Ba Son, au 1er arrondissement, pour y embarquer. Que devenaient les Frères pendant ces jours-là ? Des nouvelles couraient prédisant qu’après négociation, une partie du sud sera confiée au parti communiste ! L’affolement des gens influençait quand même la vie des Frères, malgré eux. J’ai vu en acte le poids de l’Histoire sur les institutions et sur les mentalités comme le rappelle si souvent Edgar Morin dans ses journaux. D’abord, en apprenant les nouvelles du sort des Frères à Ban Me Thuot, les Frères dans les provinces étaient vraiment secoués et cherchaient tous les moyens pour se rendre à Saigon : de Huê, de Nha Trang, de Da Lat, de My Tho, abandonnant tout derrière eux : maisons, écoles, objets communs et personnels... Le Frère Visiteur Provincial, par prudence, ordonna au Frère directeur de chaque communauté de donner à chaque Frère 100 000 VN dong[1] pour prévenir toute éventualité dans le cas où toutes les communications seraient interrompues. Parce que, cette fois, le bureau de l’Archevêque avait envoyé l’avis de ne pas « abandonner les fidèles » comme c’était arrivé en 1954, le Frère Visiteur et son conseil décidèrent de n’organiser officiellement aucune évasion sous quelque forme que ce soit. Cependant ils laissèrent une porte ouverte à ceux qui, pour des raisons personnelles, désireraient suivre les flots des personnes qui préparaient un exode (plus de cent frères). Plus tard, on a révélé le « mystère » de l’échec du Frère Félicien Huynh Cong Luong qui avait mis en commun de l’argent avec un ancien élève pour acheter un bateau. On n’a jamais su ce qu’il est devenu…

Ainsi officieusement autorisés, avec 100 000 VN dong reçus, une trentaine de jeunes Frères scolastiques et une soixantaine des Frères des autres communautés se sont rendus à Vung Tau (Cap St. Jacques) et à Phuoc Tinh[2] pour chercher le moyen de « sauver la patrie », l’expression utilisée à l’époque signifiant sortir du pays. Presque tous ces Frères ont pu réaliser leur projet. Quant à moi, je n’avais aucune velléité de m’expatrier. Ce n’est pas parce que j’ai un grand amour pour la patrie ou pour l’Institut, mais parce que tout simplement, en tant que personne du Sud-Vietnam, je n’avais aucune expérience personnelle de ce nouveau régime et que déjà âgé de 30 ans, je ne voyais pas ce que j’aurais pu faire à l’étranger. C’est pourquoi, dans l’après-midi du 29 avril 1975, j’ai conduit l’auto pour amener 3 autres Frères au port de Ba Son, sans y embarquer.

Le 30 avril 1975, à 10 heures du matin, le président Duong van Minh, qui a assuré la plus courte présidence – 3 jours – a proclamé la capitulation. Les uns s’en réjouissaient, d’autres pleuraient. Le Supérieur était dans l’embarras ne sachant quelle direction prendre. Les Frères s’étaient dispersés, cherchant un moyen pour vivre. Un autre groupe se dirigea vers Rach Gia, au sud du Vietnam en suivant discrètement la foule qui chercha la route vers la Thaïlande. Les conséquences de cette dispersion persistèrent et s’enracinèrent profondément pendant plusieurs années et furent bien difficiles à transformer.

Dans son incertitude, le Supérieur ne voyait plus le chemin à suivre, quels justes ordres fallait-il donner, quelles bonnes décisions fallait-il prendre ? Certains étaient avantageux, d’autres moins. L’auteur rappelle ces événements tout simplement pour illustrer ce qui est écrit et compléter ce qu’il a entendu.

Je présente ci-dessous l’itinéraire du phénomène de la nationalisation et de l’ « offre » de quelques-unes des 6 écoles de Saigon : Taberd, Mossard, Duc Minh, Hien Vuong, Thanh My, Chanh Hung, accompagnée de l’Accord de l’Archevêché et de la Décision du gouvernement comme preuve. Pellerin, école des Frères à Huê (au centre du Vietnam), n’était pas « offerte » et Vung Tau, maison de retraite, ne l’était pas non plus. Cependant, qu’elles soient « offertes » ou « empruntées », les récupérer ressemble, jusqu’à présent, à « chercher une aiguille dans une meule de foin ».  Je me suis inspiré des textes officiels que j’ai fait ensuite traduire en français. Une des difficultés de ce travail a consisté à ne pas trahir le contenu  des textes dans le passage d’une langue à une autre.

Écoles offertes

Dès la chute de Nha Trang le 3 avril 1975, les habitants de Saigon ont eu l’impression qu’il en était fini de l’ancien régime.

Tout de suite après la chute de Saigon, l’Archevêque de Ho Chi Minh-Ville a créé un Comité de l’Éducation pour chercher à résoudre au mieux le problème des écoles catholiques et privées à Saigon et aux environs. Ce comité se composait ainsi : le Père Nguyen Thoi Hoà, directeur de l’école secondaire Chi Thien et le Frère Fidèle Nguyen Van Linh, Visiteur Auxiliaire du district des Frères au Vietnam. Le Père Nguyen Thoi Hoà en fut nommé président parce qu’il méritait de la patrie ou, dit autrement par les gens du Sud-Vietnam : « năm vùng », des gens qui mènent une activité révolutionnaire en se déguisant en homme honnête de l’ancien régime, homme que le président Nguyen Van Thieu surnomme l’homme qui « mange du riz de la République vietnamienne et adore les fantômes communistes ». L’Archevêque a décidé de choisir l’homme qu’il fallait devant cette situation politique vraiment complexe. Ce Comité se mit en œuvre immédiatement pour la rentrée prochaine au mois de septembre de 1975: négociations avec les propriétaires des écoles, analyse des avantages et désavantages, études du contrat de cession de l’administration des écoles au Service de l’Éducation... Le premier contrat fut ainsi signé.

1- Écoles nationalisées

Dans tout le Vietnam, la communauté des Frères se situe à l’intérieur de l’école. Nationaliser l’école va de pair avec le rejet des Frères tôt ou tard, hors ce milieu qui fut fondé avec tant de sueur et de sang.

École La San Duc Minh

Mars 1975 : Par suite des événements précipités survenus sur les hauts-plateaux et au centre du Vietnam, l’école a organisé des examens au second semestre pour obtenir les notes du livret scolaire plus tôt.

Vers le mi-avril 1975 : Après avoir renvoyé chez eux les élèves, le Frère Visiteur provincial (Frère Lucien Hoang Gia Quang) a transféré son bureau de Lu Gia à Duc Minh.

Fin d’avril 1975 : Le Frère Bruno a fait construire une tranchée assez solide dans la cour inférieure de l’école en vue de se protéger des bombardements. Cependant, les communistes ont remporté la victoire plus rapidement que nous le pensions avant que nous ayons eu l’occasion de l’utiliser.

Pendant ce temps, la communauté de La San Duc Minh devenait un centre d’accueil des Frères réfugiés venus des plusieurs écoles : Mossard (Thu Duc), Saint Joseph (My Tho) et des Frères venus du centre.

1er mai 1975 : Les autorités communistes appelèrent les gens à participer à une manifestation.

3 mai 1975 : Un groupe de soldats vint y tenir garnison pendant 2 mois. Ils donnèrent l’ordre de leur remettre tous les fusils et de perquisitionner l’école et la communauté.

Août 1975 : Le Frère Maurice Nguyen Phu Trieu fut nommé directeur de l’école La San Duc Minh.

16 septembre 1975 : Les autorités donnèrent l’ordre d’ouvrir de nouveau les écoles. La San Duc Minh reçut 1 500 élèves dès le premier jour d’ouverture. Le Frère Maurice fut nommé chef du directoire, exécutant sa fonction sous le contrôle d’un représentant du Service de l’Éducation. C’était une tactique très « maligne » que les Frères en particulier et les autres propriétaires en général des écoles n’imaginaient pas, à moins qu’elle n’ait été masquée sous l’espoir utopique de leur part de pouvoir continuer à diriger l’école.

7 octobre 1975 : La San Duc Minh reçut une circulaire officielle No 576/VP-75 de l’Evêché de Saigon, annonçant l’Accord entre l’Évêché de Saigon et le Gouvernement temporaire du Sud-Vietnam de nationaliser tous les établissements catholiques. Voici le contenu de cet Accord :


 

Text Box: L’évêché de Saigon
180 Phan dinh Phung
SAIGON

            Ho Chi Minh-ville le 7 octobre 1975

 

 

A : M. le Président du gouvernement temporaire du Sud-vietnam

c/o M. le Président du Front de la Patrie

Monsieur,

Conscients du devoir de tout le peuple dans cette période actuelle de collaborer avec les autorités pour fonder le pays, de résoudre les besoins pressants du peuple dont le besoin de l’éducation et dans l’orientation de la Déclaration du bloc catholique à l’Assemblée générale des représentants des écoles privées qui a eu lieu au 20 septembre 1975, et selon la demande du Comité central de l’Éducation, nous avons la joie de vous assurer que nous sommes unanimement d’accord sur la proposition de nationaliser toutes les écoles privées considérées comme un moyen d’exécution de la politique de la gratuité du gouvernement et nous sommes prêts à laisser au service de l’éducation toutes les écoles catholiques privées appartenant au diocèse de Saigon, dès l’année scolaire 1975-1976.

Nous espérons que le gouvernement acceptera cette proposition comme un bonheur de la part des catholiques contribuant à l’intérêt commun du pays, une collaboration sincère des écoles catholiques avec le gouvernement pour bien résoudre les besoins pressants des élèves et de leurs parents.

Dans le cas où cette proposition serait acceptée, les autres problèmes seront résolus directement avec les établissements concernés.

Très respectueusement,

Paul Nguyen Van Binh, Archevêque de Saigon

Signature et cachet

 

10 octobre 1975 : Information du Comité de l'éducation catholique[3] et du Service de l’Éducation de Ho Chi Minh-ville sur l’exécution de la politique de nationaliser toutes les écoles catholiques.

9 décembre 1975 : Passation de service de l’école La San Duc Minh au Service de l’Éducation de Ho Chi Minh-ville. Le Frère Boniface Pham Toan Hoan assumait la responsabilité de préciser les locaux et la propriété qui appartiennent à la communauté religieuse.

Quelques Frères continuaient à enseigner dans l’école du gouvernement avec un traitement de 35 dong[4] par mois.

Voici l’acte des Informations générales à propos de la nationalisation des écoles catholiques à Saigon :

RÉPUBLIQUE DU SUD-VIETNAM

Indépendance – Démocratie – Paix – Neutralité

INFORMATIONS GÉNÉRALES DU SERVICE DE L’ÉDUCATION DE HO CHI MINH-VILLE ET DU COMITÉ DE L’ÉDUCATION CATHOLIQUE À PROPOS DE LA NATIONALISATION DES ÉCOLES CATHOLIQUES PRIVÉES.

En vue d’exécuter la politique de nationalisation du gouvernement révolutionnaire temporaire de la République du Sud-Vietnam vis-à-vis des écoles catholiques, proclamée à l’Assemblée générale des écoles catholiques privées qui a eu lieu à école de TABERD le 29 septembre 1975,

Référée à la circulaire officielle de l’archevêque de Saigon envoyée à M. le Président du gouvernement révolutionnaire temporaire de la République du Sud-Vietnam,

Le Service de l’Éducation de Ho Chi Minh-Ville, représentant du Ministère de l’Éducation et de la Jeunesse, et du Comité de l’Éducation catholique, représentant de l’évêché de Saigon, sont d’accord, après discussion, sur les points suivants à propos des écoles catholiques appartenant à l’Evêché de Saigon :

1-        L’évêché de Saigon est d’accord sur la passation du droit de l’utilisation des écoles appartenant à l’évêché de Saigon à partir de l’année scolaire 1975-1976.

2-        Le droit de propriété de ces écoles appartient toujours à l’Église catholique. Dans le cas où l’on désire les utiliser à un autre but en dehors du celui de l’éducation, il exige l’accord de deux parties.

3-        Le gouvernement a la responsabilité de maintenance de l’école et de tous les équipements ainsi que celle de tous les frais généraux (eau et électricité, téléphone…) et les impôts pendant tout le temps de l’utilisation.

4-        Le gouvernement embauche au maximum les enseignants et employés qui travaillent actuellement dans l’école ayant toutes les conditions nécessaires du service, pour qu’ils puissent suivre la formation professionnelle, qu’ils soient assurés de continuer leur métier et que le gouvernement favorise ceux qui désirent changer de métier.

5-        Pendant tout le temps de passation des services et pour assurer le bon fonctionnement de l’école, le Service de l'Éducation nommera des fonctionnaires qui viendront en aide au directoire de l’école.

6-        Les religieux continuent à vivre dans les locaux nommés « couvent ». Le gouvernement respectera la vie catholique des employés religieux ainsi que les activités de la communauté des fidèles dans le cas où l’école se situe près de l’église.

7-        Le Service de l’Éducation interviendra pour que les religieux à l’âge de retraite bénéficient de tous les statuts de l’indemnité sociale selon les lois du gouvernement. En même temps, il fera attention aux besoins des centres de retraite des religieux-enseignants.

8-        Un procès-verbal de dévolution et de réception sera rédigé et signé entre les autorités locales et les écoles concernées.

9-        Ce document sera exécuté selon l’esprit de cette circulaire générale.

Président du Comité de l’Éducation catholique

Prêtre Nguyen Thoi Hoa

(signature et cachet)

Fait à Ho Chi Minh-ville le 15 octobre 1975

Directeur du Service de l’Éducation de Hô Chi Minh-ville

Luong Le Dong

(Signature et cahet)

Voici le procès-verbal de la dévolution de l’école La San Duc Minh

RÉPUBLIQUE DU SUD-VIETNAM

Indépendance – Démocratie – Paix – Neutralité

Procès-verbal

Dévolution de l’école du primaire, du premier cycle et du second cycle LA SAN DUC MINH :

Adresse : 146, rue Vo Thi Sau, 3e arrondissement

Ce 9 décembre 1975 à LA SAN DUC MINH

Selon l’esprit de la circulaire No 576/VP/75 de l’Archevêché de Saigon envoyée au Président du gouvernement temporaire du Sud-Vietnam et les Informations générales du 15 octobre 1975 entre le Service de l’Éducation de Ho Chi Minh-ville et le Comité de l’Éducation catholique au sujet de la nationalisation des écoles catholiques privées,

Les modalités de la dévolution des locaux et biens matériels de l’école s’effectueront selon les conditions suivantes :

Article 1 : L’Église catholique de l’Archevêché de Saigon est d’accord sur la dévolution de tous les locaux et biens matériels au gouvernement révolutionnaire, appartenant à l’École du primaire, du premier cycle et du second cycle de LA SAN DUC MINH selon la liste de déclaration des biens et le schéma ci-joint, en vue du service de l’éducation.

Article 2 : Le Service de l’Éducation reçoit la dévolution selon l’article 1.

Article 3 : Les deux parties exécutent la dévolution et réception selon l’esprit de la circulaire générale du 15 octobre 1975.

Article 4 : Étant administrateur de l’école, le Frère Boniface Hoan exécutera directement la dévolution au directoire temporaire de l’école. Le directoire temporaire de l’école assume la responsabilité de l’entretien et de l’utilisation de l’école dans ses limites et droits à partir de ce jour.

Le procès-verbal est établi en 6 exemplaires à livrer aux:

-       Service de l’Éducation de Ho Chi Minh-ville.

-       Comité de l’Éducation catholique.

-       Comité révolutionnaire du Peuple du 3e arrondissement.

-       Administration de l’École La San Duc Minh.

-       École La San Duc Minh.

-       Bureau de l’Education du 3e arrondissement.

Partie de réception
Représentant du directoire
NGUYEN PHU TRIEU
(Signature et cachet)
Partie de dévolution
Administrateur de l’école
PHAM TOAN HOAN
(signature)

 

Représentant du Service de l’Éducation
(signature illisible) 
 

Représentant du Comité de Ho Chi Minh-ville
l’Éducation catholique
Nguyen Thoi Hoa
(signature)

Attestation

Du Comité révolutionnaire du Peuple du 3e arrondissement
Pham van Trung
(signature et cachet)

 

Mai 1976 : Le primaire et le premier cycle de La San Duc Minh furent dissous. L’école La San Duc Minh porta désormais le nom de l’école du second cycle TRAN QUOC TUAN. La communauté des Frères subit une crise totale, à la fois financière et spirituelle. D’une part , comme la plupart des gens du Sud-Vietnam pendant cette époque, ils devaient manger du riz mélangé du manioc à chaque repas déjà maigre : un poisson et un bol de soupe. Le même plat pour chaque jour. Plusieurs Frères ont changé de métier d’enseignant à l’école en optant pour d’autres métiers afin de trouver de l’argent : donner des cours particuliers en cachette, fabriquer des objets d’art, aller aux « nouvelles zones économiques », etc… D’autre part, par crainte de se faire « découvrir religieux », les Frères ne portent plus de soutane ; plus de messe dans la communauté ; absence fréquente aux exercices spirituels ….

10 juin 1978 : Selon la circulaire générale signée entre le Comité de l’Éducation catholique, représentant de l’Archevêché de Saigon et le Directeur du Service de l’Éducation de Ho Chi Minh-ville, « le droit de propriété de ces écoles appartient toujours à l’Eglise catholique. Dans le cas où l’on désire les utiliser à un autre but en dehors du celui de l’éducation, il exige l’accord de deux parties ». Cet acte de dévolution est dû au zèle du prêtre Nguyen Thoi Hoa, à la fois président du comité de l’Éducation catholique et communiste resté parmi le clergé dans l’ancien régime en menant une « activité révolutionnaire », ce que disent les gens de cette catégorie des personnes « manger du riz de la République en adorant le fantôme communiste », mentionné plus haut.

Cependant, pensant que ce zèle n’était pas suffisant pour se montrer fidèle ou dévoué au nouveau régime, il chercha à entamer un second pas, événement beaucoup plus « héroïque », totalement consacré au service du nouveau régime : manœuvrer de manière telle, qu’on “offre” toutes ces écoles catholiques. Et il a réussi. C’est cet acte d’“offrir” qui a bloqué tout espoir de récupérer ces écoles.

Voici l’Acte d’“offrir” des écoles des Frères à Saigon signé par Frère Lucien Hoang Gia Quang, visiteur Provincial à l’époque, selon l’initiative « patriotique » du prêtre Nguyen Thoi Hoà et de son vice-président, Frère Fidèle Nguyen van Linh, Visiteur Auxiliaire des Frères :


 

REPUBLIQUE DU SUD-VIETNAM
Indépendance – Démocratie – Paix – Neutralité

Text Box: Institut des Frères des Écoles Chrétiennes
District du Vietnam
53B Nguyen Du, District 1, Ho Chi Minh-ville
No : 05/78/GT

À : COMITE DU PEUPLE DE HO CHI MINH – VILLE
v/v dévolution et « offre » les écoles lasalliennes à Ho Chi Minh-ville

Monsieur,

Je suis Frère Lucien HOANG GIA QUANG, Visiteur Provincial de l’Institut des Frères La Salle au Vietnam, propriétaire des écoles des Frères au Vietnam, domicilié au No 53B, rue Nguyen Du, District 1, Ho Chi Minh-ville,

En me basant sur la circulaire No 576 de l’Archevêché de Saigon signé le 10 octobre 1975 et les Informations générales du Service de l’Éducation et du Comité de l’Éducation catholique signées le 15 octobre 1975,

Notre Institut des Frères des Écoles Chrétiennes au Vietnam a exécuté la dévolution de tous les établissements scolaires à Ho Chi Minh-ville aux autorités compétentes, se composant de :

1.      L’école de TABERD, No 53, rue Nguyen Du, District 1, Ho Chi Minh-ville. Procès-verbal signé le 12 décembre 1975.

2.      L’école La San Duc Minh, No 146, rue Vo Thi Sau, District 3, Ho Chi Minh-ville. Procès-verbal signé le 9 décembre 1975.

3.      L’école La San Hien Vuong, No 282, rue Vo thi Sau, District 3, Ho Chi Minh-ville Procès-verbal signé le 9 décembre 1975.

4.      L’école La San Chanh Hung, No 79, rue Au Duong Lan, District 8, Ho Chi Minh-ville, avec une lettre de félicitations de la part des autorités locales du Comité du Peuple délivrée le 31 octobre 1975. C’est ici un cas spécial à signaler. Cette école était sous la direction du Frère André Tuyen dans l’ancien régime. Il l’a offerte de lui-même aux autorités locales sans demander l’autorisation de qui que ce soit, auprès des Supérieurs de l’Institut. Il faut sincèrement reconnaître qu’il était très à la page et prévoyant. En revanche, les autorités lui ont donné une autre maison comme dédommagement, au 3e arrondissement de Ho Chi Minh-ville.

5.      L’école La San Thu Duc (Mossard), No 43, rue Hoang Dieu, arrondissement de Thu Duc. Procès-verbal signé le 16 octobre 1975.

Auparavant, nous avons « offert » aux autorités du Comité du Peuple de l’arrondissement de Thanh My (aujourd’hui, il se nomme Binh Thanh) :

1-      L’école de La San Mai Thon, “offre” signée le 07 septembre 1975

2-      L’école La San Thanh My, “offre” signée le 16 octobre 1975

La politique de la réforme du socialisme du gouvernement nous a été expliquée, en particulier lors de la réunion du 20 mars 1978 organisée par le front de la patrie, en présence des représentants du Service de l’Education de Ho Chi Minh-ville. C’est pourquoi, tous les locaux dont nous avons fait la dévolution, nous les « offrons » tous au gouvernement. Nous « offrons » en plus :

1-    Quelques salles appartenant à l’école de Taberd selon les propositions du directoire de ladite école.

2-    Les locaux appartenant aux religieux de l’école La San à Au Duong Lan, 8e arrondissement. Seul le gardien y loge aujourd’hui.

3-    Le logement des Sœurs lasalliennes situé auprès de l’école de La San Mai Thon, quartier 28, arrondissement de Binh Thanh. Il se compose de 5 salles de 3m x 6m. Sans utilisation, nous les « offrons » au Bureau de l'Éducation et du front de la patrie du quartier.

Dans ces locaux nouvellement “offerts”, il y a des familles qui y vivent depuis longtemps avec l’autorisation de l’Institut. Dans le cas où les autorités auraient besoin de ces salles pour l’usage commun, nous proposons de résoudre ces questions à l’amiable.

À propos des Couvents existant dans les locaux offerts (schéma), nous proposons de les laisser intacts. Plus tard, quand nous aurons réarrangé les logements des Frères, nous donnerons aux autorités des propositions concrètes.

Nous n’avons d’autres aspirations que celles d’être favorisé par les autorités afin que nous ayons les possibilités de continuer à vivre et servir en bon citoyen et en bon religieux. Aussi, proposons-nous que :

-         Les Frères qui sont encore à l’âge de travail, continuent à servir selon leurs capacités.

-         Les Frères qui sont en retraite puissent bénéficier de l’aide du gouvernement en espérant :

a)    pouvoir garder la propriété de Mai Thon, maison de retraite[5] des Frères âgés.

b)    obtenir l’autorisation de changer de domicile facilement à Mai Thon, au moins pour les Frères qui, dans le livret de famille, sont inscrits à Ho Chi Minh-ville ; soit parce qu’ils sont âgés, soit parce qu’ils ont besoin de soins spéciaux ou de la production pour le cas des jeunes religieux.

c)    favoriser les possibilités de l’autosuffisance de la maison de retraite (élevage, culture du riz…) en diminuant ou supprimant les impôts ou par d’autres aides.

Membres d’une Congrégation d’une spécificité éducative, personnes qui avons vécu dans et pour l’éducation, nous sommes conscients de l’importance ainsi que des besoins de l’éducation, surtout aujourd’hui, dans cette époque de réédification du pays. Nous espérons que le Comité du Peuple considèrera notre “offre” comme une contribution afin de favoriser les conditions nécessaires en vue de construire un bon système éducatif du socialisme dans notre ville.

Respectueusement

Fait à Ho Chi Minh-ville le 26 mars 1978

Frère Lucien Hoang Gia Quang, Visiteur Provincial

(signature et cachet)

Pour information, en même temps envoyé aux :

-       Front de la Patrie de Ho Chi Minh-ville

-       Service de l’Éducation de Ho Chi Minh-ville

-       Archevêché de Saigon

Text Box: C’est cet Acte d’OFFRIR signé par Frère Lucien Hoang Gia Quang
le 26 mars 1978 qui a bloqué jusqu’à présent, 
toute tentative de reprendre les écoles.

 


Et voici la réponse du Comité du Peuple de Ho Chi Minh-ville :

RÉPUBLIQUE DU SUD-VIETNAM

Indépendance – Démocratie – Paix – Neutralité

 

Ho Chi Minh-ville, le 10 juin 1978

DÉCISION

v/v nationalisation des écoles privées de la Congrégation catholique
de La Salle Vietnam.

COMITE DU PEUPLE DE HO CHI MINH - VILLE

-       en se basant sur les lois d’organisation du Comité du peuple et du Comité de l’Administration délivrées le 27 octobre 1962 ;

-       sur l’option du Comité militaire de la ville au sujet de nationaliser les écoles privées ;

-       sur la décision No 434/TTg signé le 30 octobre 1976 du Ministre du gouvernement au sujet de l’option de réception de l’“offre” des biens privés ;

-       en examinant la demande d’“offre” des écoles de l’Institut De La Salle Vietnam appartenant à GHTCG (l’Église catholique) signée par le Frère Visiteur Hoang Gia Quang le 26 mars 1978 ;

-       en se basant sur le rapport No 736/TBXL le 18 mai 1978 du Comité de la réforme de la ville et de la situation concrète des écoles privées de l’Institut La San qui demande de les “offrir” au gouvernement, et de la proposition du Service de l’Éducation ;

décide

Article 1 : Permettre au M. Hoang Gia Quang de représenter l’Institut des Frères des Écoles Chrétiennes appartenant à GHTCG (l’Église catholique) et d’“offrir” au gouvernement les écoles privées suivantes :

1-     La San Taberd, No 53, rue Nguyen Du, District 1,

2-     La San Duc Minh, No 146, rue Vo thi Sau, District 3,

3-     La San Hien Vuong, No 282, rue Vo thi Sau, District 3,

4-     La San Chanh Hung, No 79, Au Duong Lan, District 8

5-     La San Mai Thon, No 143/13 XVNT, Arrondissement de Binh Thanh

6-     La San Thanh My, No 1B Dien Bien Phu, Arrondissement de Binh Thanh.

Article 2 : Passation de service au Service de l’Éducation de la ville de ces 6 écoles dirigées selon les statuts du socialisme.

Article 3 : Le Service de l’Éducation a la responsabilité

-         en collaborant avec le Service de TC (Finance), de UBVG.TB (Comité) et les bureaux concernés, de commencer la procédure de recensement des biens des écoles, et d’établir la procédure de les gérer selon les lois.

-         En collaborant avec le Service NLND (…. ?) pour résoudre le problème des logements des religieux en dehors des locaux de l’école et continuer à résoudre les problèmes qui restent dans ces dites écoles.

Article 4 : Les bureaux du Comité du Peuple, Comité exécutif de la ville, directeurs des différents Services, Présidents du Comité du 1er, 3e et 8e arrondissement, a la responsabilité d’exécuter cette DÉCISION.

 

À la place du Président du Comité du Peuple de Ho Chi Minh-Ville

Vice-président :

Van Dai

(signature et cachet)

***

 

Juin 1980 : L’école Tran Quoc Tuan est dissoute et cède la place au « Centre de formation permanente pour les cadres du Parti ».

La situation financière de la communauté sonnait à l’alarme. Du budget, il ne restait plus rien. Une petite somme d’argent déposée à la banque était perdue. Les Frères devaient récupérer ce qui restait et le vendre au marché aux puces : tôles, ustensiles de cuisine et de ménage, tables, bureaux, armoires, voitures, vélomoteurs, etc…

Chacun s’occupait de sa vie privée, cherchant plusieurs moyens différents pour trouver de l’argent et ne contribuait à la communauté que ce qui est nécessaire pour la nourriture. Il gardait l’argent superflu pour « assurer son avenir », a dit un Frère qui donnait des cours particuliers de français et d’anglais. Après sa mort, on a trouvé plus de 7 taels d’or dans une petite boîte cachée sur une étagère derrière des livres dans sa chambre. Une fortune que je n’ai jamais imaginée pouvoir posséder à l’époque. Un autre qui passait la nuit chez lui, venait à la communauté tous les jours pour coller des pochettes en papier en déchirant de beaux livres dans la bibliothèque. Chacun partageait pour lui-même les objets de la communauté, selon ses initiatives. Le salon à l’accueil fut ainsi « emprunté » par un autre qui promit de le rendre « quand la communauté en aurait besoin ». La petite table du salon disparut sans qu’on en sache la raison et ne fut redécouverte dans une des chambres d’un individu, et par le hasard de son déménagement, qu’une dizaine d’années après !

Des disputes entre confrères sont de temps en temps éclatés. Deux Frères par exemple, occupaient chacun une salle pour donner des cours particuliers de français et d’anglais. Les deux salles de classe sont limitrophes et l’un d’eux fait de temps en temps des remarques à l’autre en demandant moins de bruits pendant qu’il enseigne. Mais un jour, ne pouvant pas maîtriser sa colère, il l’a couvert de coups de poing….

Par ailleurs, des visites fréquentes de la police à minuit ou en plein jour nous ont vraiment « dérangés ». À chaque visite, elle nous obligeait à ouvrir toutes les salles publiques ou privées pour contrôler les personnes présentes et chercher ce qui pouvait être suspect aux yeux du régime. C’est ainsi qu’elle a confisqué plus d’une quarantaine des bandes dessinées de Lucky Luke, de Walt Disney… rangées dans notre petite bibliothèque en les évaluant « faisandées ». À minuit, quand nous entendions la précipitation de la sonnerie, il était sûr que nous allions être embêtés. Voilà qu’au moins 5 policiers apparaissent à la porte d’entrée ! Deux d’entre eux restent à l’accueil pour « barrer notre fuite ». Les autres nous suivent à l’étage et commencent le contrôle. Ceux qui sont présents et qui figurent dans le livret de famille, doivent alors se présenter l’un après l’autre en montrant leurs cartes d’identité. Ensuite, on procède à la visite de toutes les salles, toutes lampes allumées.

En conséquence de l’acte d’“offrir” l’école signé par Frère Visiteur Lucien Hoang Gia Quang, les Frères vivaient toujours dans une situation continuelle d’insécurité et, dans le souci constant d’être, à tout moment, chassés ailleurs, l’esprit des Frères baissa énormément. Des « querelles d’idées » concernant la nouvelle idéologie au pouvoir émergeaient dans les conversations. Une telle parole suffit entamer une dispute : « je me sens vraiment libéré à l’arrivée des communistes ». En général, on vivait au jour le jour sans beaucoup planifier l’avenir. La communauté ressemblait à un hôtel où chacun ne se soucie pas beaucoup de ce qui n’apporte rien à son intérêt personnel exactement comme ce qu’a décrit Frère Supérieur John Johnston : « La communauté FEC (Frères des Écoles Chrétiennes) est bien loin d’être une “force tactique” ou une “équipe de travail”. C’est une communauté avec une mission. En même temps c’est beaucoup plus qu’“un arrêt pour faire le plein !” Je dois admettre que j’ai parfois im­pression que certains d’entre nous perçoivent nos communautés comme “des stations-service”, pla­cées sur “Ia grand’route” de la vie quotidienne, stations où sont satisfaits nos besoins en nourritu­re, en logement et en habillement. Pardonnez-moi si ceci semble ironique. Ce n’est pas mon intention de I’être et je sais que ma remarque est exagérée. Toutefois je crois que, bien trop souvent, beaucoup de nos communautés n’arrivent pas à donner une vraie priorité à la vie ensemble »[6].

Alors, l’un après l’autre, ils ont quitté l’Institut. Il y avait des années où la communauté ne se composait plus que de quatre Frères.

La San Hien Vuong

À l’époque, je travaillais à l’école La San Hien Vuong, au 3e arrondissement de Saigon. Je participais aussi à la réunion de tous les enseignants pour l’élection du nouveau directoire sous la direction d’un représentant du Service de l’Éducation. Alors, pour se montrer libéral, le représentant de l’autorité a proposé à toute l’assemblée de choisir un directeur et les autres membres du directoire parmi l’ancien corps professoral. En conséquence, on a proposé à un Frère d’assumer cette responsabilité et moi-même j’ai été également proposé. Cependant, tous ont refusé d’accepter cette fonction. Un Frère a proclamé carrément : « Je n’accepte pas. Si vous votez pour moi, je ne travaillerais pas malgré tout ». Quant à moi, je leur ai donné de mon refus une raison plus souple : « Je retournerais dans mon village natal pour travailler la terre ». La situation étant bloquée, le représentant a donné son dernier mot : « Si vous ne pouvez pas choisir un directeur parmi vous, je vous en enverrais un ». En entendant cela, les enseignants ont sursautés, se sont concertés et ont enfin trouvé un directeur « parmi nous » qui n’est autre que le Frère Théophile, notre ancien directeur.

En réalité, notre Frère Directeur avait chuchoté aux Frères de la communauté, à l’avance, de nous insérer dans toutes les sections « pour assurer notre présence ». Intérieurement, je n’acceptais pas cette opinion, mais je n’osais pas cependant l’exprimer car, à l’époque, la méfiance régnait partout, même dans la communauté des Frères. Le poids d’un régime non démocratique est d’imposer une menace floue dont on saisit pas si elle est réelle ou supposée. Il y avait deux membres de la communauté qui s’étaient inscrits sur la liste des « enseignants patriotiques », une association fondée par les communistes au temps de la guerre. Cet acte d’inscription semait un esprit de division et de mise en garde dans les relations et les communications entre les Frères.

Quelques mois après la rentrée de l’année scolaire de 1975-1976, au mois d’octobre , commença le recensement des meubles, matériaux… et de tout ce qui était utilisé au service des élèves. C’était une tactique habile qui dépassait l’imagination de tous les directeurs d’école qui, par devoir d’état, laissent intacts les matériaux pour le bon fonctionnement. Ils s’imaginaient qu’on ne nationaliserait pas l’école. Après le recensement, tout fut scellé et considéré comme des biens appartenant à l’école.

La communauté se composait de 8 Frères en 1975. Quelques mois après, deux Frères et moi se sont inscrits pour travailler la terre et trois autres sont venus pour nous remplacer sans collaborer pourtant avec l’école. Tous les deux ont quitté le pays comme boat people. Deux autres demandèrent l’autorisation de venir vivre dans une maison d’un particulier et, à titre d’essai de former une petite communauté en vivant au milieu du peuple. Cette expérience ne réussit pas : l’un des deux a quitté l’Institut, l’autre a rejoint la communauté traditionnelle de Taberd. Il y reste encore 4 Frères. 2 d’entre eux sont décédés et un autre est parti comme boat people. L’unique Frère assez âgé qui y est resté a signé le papier d’“offrir” le dernier étage de l’école. Une autre communauté a été ainsi fermée.

École Pellerin (Huê)

Pellerin est une des écoles assez grandes du centre du Vietnam. Elle est très connue du fait de son bel emplacement et de sa vaste propriété. Les Frères l’ont pourtant quittée, à leur grand regret, un mois avant la chute de Saigon. C’est tout simplement qu’ils n’ont pas voulu que “l’histoire de 1968 se répète”. Pendant l’attaque générale au printemps de cette année 1968, tous les Frères sont restés sur place. Deux Frères qui travaillaient dans une école annexe de Pellerin furent arrêtés, tués et collectivement enterrés.

Avril 1975 : Abandon de l’école.

Mai 1975 : Il n’y avait qu’un seul Frère Rodriguez Hoang Kim Dao qui est revenu “garder l’école” après la réunification du pays.

15.8.1975 : M. TU SON, représentant du Comité du Populaire de la province de Thua Thiên-Huê vint voir Frère Dao en vue d’emprunter l’école pour donner des cours complémentaires aux personnes du cadre. Après négociation, le contrat fut signé entre Frère Rodriguez et M. Nguyen Khac Mai, représentant du Service de l’Éducation de Thua Thiên-Huê avec signature et cachet de l’approbation de M. TU SON, pour une durée de 5 ans. À partir de ce jour-là, Frère Rodriguez déménagea dans une petite maison hors de l’école.

Après 4 ans de fonctionnement, la direction de l’école a fut transférée à une autre sans avertir son propriétaire : l’“École du parti” qui fut transformé ensuite en une école de sport.

Le Frère Hoang Kim Dao et Frère Valentin Nguyen cao Qui ont présenté, en l’honneur de la Congrégation, leur première réclamation de récupération de l’école, signée le 8 décembre 1994. Ils n’ont reçu aucune réponse positive jusqu’à ce jour.

Maison de retraite à Vung Tau

Située sur une colline basse à 5 minutes de la plage, elle dominait à l’époque toute la plage “Bai Sau” de Vung Tau. Trois Frères à l’âge de retraite y restaient encore pour “garder la maison” nouvellement restaurée par le Frère Bruno avec le but de la transformer en un centre des réunions des districts des Frères en Asie.

Voyant la maison “inhabitée” (mot utilisé par l’office des affaires des habitations du quartier), le Service des Affaires des habitations de la ville de Vung Tau a proposé au Supérieur d’emprunter temporairement cette maison pour le service commun.

 

En voici le texte complet :

Bureau des Affaires des habitations

Vung Tau-ville

No : 194/PHD/TXVT

REPUBLIQUE DU SUD-VIETNAM

Indépendance – Démocratie – Paix – Neutralité

À : Institut des Frères des Écoles Chrétiennes

53 rue Nguyen Du, District 1, Ho Chi Minh-ville

L’Institut De La Salle, situé rue Thuy Vân, quartier Thuy Vân, Thang Tam, est actuellement inhabité,

Au moment où le pays est en train de construire une économie commune à tout le pays[7]. Ainsi, les propriétés matérielles locales doivent être au service des besoins de construire l’économie du socialisme.

Le Bureau des Affaires des Habitations de la ville de Vung Tau annonce l’emprunt temporaire de cette maison pour le service commun.

Vung Tau le 18 octobre 1977.

 

Bureau des Affaires des Habitations de la ville de Vung Tau

Chef du Bureau

DANG TAN THANH

Signature et cachet

L’administration de cette maison fut ainsi transmise à celle de la ville de Vung Tau à une seule condition que je connais : l’intervention des autorités du district de Binh Thanh à Ho Chi Minh-ville pour transférer la résidence officielle des Frères, c’est-à-dire enregistrer leurs noms sur le livret de famille de la maison de retraite de Mai Thon, notre maison de retraite. “C’est facile”, répondit-elle. Cependant, pendant une dizaine d’années après l’abandon de Vung Tau, ces Frères devaient y revenir tous les 6 mois pour demander le papier d’absence de Cap Saint Saint-Jacques afin de pouvoir demander celui de leur présence temporaire à Binh Thanh. Un échange non équitable et partant non satisfaisant.

Le Frère Valentin Nguyen Cao Qui a fait aussi sa première réclamation de récupération de cette maison depuis 1996, sans résultat. J’en ai envoyé moi-même une autre depuis 2004. J’attends une bonne nouvelle depuis 3 ans.

***

C’est ainsi que les écoles de Saigon et des environs ont été nationalisées en 1975, l’une après l’autre. Trois ans après, un nouveau acte héroïque a donné aux Frères un coup de grâce : l’acte de les « offrir » en 1978. En tout cas, bien que les écoles à Saigon soient toutes « offertes », toutes les communautés eurent la chance de ne pas être chassées hors des propriétés de l’école, malgré plusieurs tentatives de la part de la direction de l’école concernée. Il y a un certain temps, les Frères de Taberd étaient sur le point de partir ailleurs. Grâce à leur fermeté ou bien à leur sage souplesse ou à la négociation, on n’en sait rien, les Frères gardent encore un espace « assez vaste » au 4e étage dont ils se servent en tant qu’auditorium pour le rassemblement annuel à la fête de Saint Jean-Baptiste de La Salle et le 8 décembre, tandis que les communautés au Sud ont été complètement fermées, à Soc Trang, My Tho et Can Tho. En particulier à Nha Trang, les Frères ont été chassés hors de l’école et de leur communauté. Et ils ont pu refonder ailleurs deux autres communautés. De même à Ban mê Thuôt, les Frères ont été complètement détroussés. L’évêque leur a confié cependant une autre maison au centre de la ville pour la communauté. Et ainsi de suite. Les gens qui connaissent un peu le passé des Frères chuchotent : « Pauvres Frères, vous avez tout perdu ! ».

En tout cas, « offrir » ou « emprunter » n’ont, jusqu’à présent, aucune différence par rapport aux autorités. Le seul important, c’est que le propriétaire signe et quitte la maison.

2- Départ des Frères

Faits réels qui conduisent à poser la question de l’identité

Le départ des Frères en 1954 pour le Sud et en 1975 vers l’étranger, leur abandon massif du métier d’enseignant à l’arrivée des communistes en adoptant un métier qui, apparemment n’a aucun rapport avec leur métier traditionnel ; des départs consécutifs et répétés ; des esprits désemparés ; on s’interroge sur l’avenir. On n’était même pas en sécurité pour le présent; on ne dormait pas tranquillement pendant la nuit car il arrivait souvent des visites surprises, des polices à minuit pour contrôler les présents et les absents ; des Frères rejoignant temporairement leur famille pour leur porter secours, des communautés désorganisées, des Frères renvoyés de l’enseignement considérés comme inaptes dans une école socialiste… tout cela suscitait un sentiment de compassion chez les uns, un soupçon sur la raison d’être des Frères, chez eux et chez les autres.

Cette année, le Vietnam célèbre le 50e anniversaire de la victoire historique de Dien Bien Phu, le 7 mai 1954. Les années ont passé. Rappeler ce grand événement n’a pas pour objectif de raviver les plaies ou d’entretenir les haines. C’est tout simplement pour dire que l’Institut des Frères et sa mission éducative sont étroitement liés à la vie sociale du pays et que l’événement politique influence énormément sur leur existence. Certains disent que l’événement du « 30 avril 1975 » était le clonage de celui du « 7 mai 1954 » pour les catholiques en général et pour les Frères en particulier. Des millions et des millions de catholiques s’enfuyaient en toute hâte vers le Sud du Vietnam, abandonnant tous leurs biens, isolément ou avec leur famille, au risque de leur vie, après la proclamation des Accords de Genève de 1954. Toutes les écoles au Nord ont dû se dissoudre : École Puginier Hanoi, fondée en 1894, avec 1 425 élèves ; École Saint Joseph Hai Phong, fondée en 1906, avec 1 097 élèves. Ces deux écoles étaient définitivement fermées le 15 septembre 1954 en même temps que les autres écoles de Nam Dinh, fondée en 1924, de Phat Diem, en 1932… Etait-ce une “mort splendide, somptueuse” ? Toujours possible ! Mais ce fut aussi une blessure douloureuse pour le District du Vietnam.

De même, les Frères suivaient la file des personnes se transplantant au Sud, abandonnant tout derrière eux : écoles, élèves, parents, amis, toutes les œuvres qu’eux et leurs prédécesseurs avaient bâties à la sueur de leur front.

Les soldats communistes adressaient aux émigrants sur la route de leur fuite cette parole prophétique : “Nous allons nous revoir bientôt au Sud”.

C’est vrai que l’histoire se répète et que ce salut prophétique s’est réalisé le 30 avril 1975, beaucoup plus catastrophique qu’en 1954. C’était le phénomène de “boat people”.

Mars 1975 : chute de Ban Mê Thuôt (sur les Hauts-Plateaux) où vivaient 12 Frères qui dirigeaient deux grandes écoles en plein essor. Des nouvelles de Ban Me Thuôt nous ont mis au courant de l’arrestation de ces Frères, et les communistes les amenaient de force dans une forêt accompagnant une foule de gens. Tout le monde pensait que c’était déjà la fin de leur vie. Ils furent pourtant tous libérés après une dizaine de jours de « pénitence ».

3 Avril 1975 : Chute de Nha Trang. Tous les Frères vivant à Da Lat et à Nha Trang cherchaient tous les moyens possibles pour venir à Saigon, sans pouvoir emporter quoi que ce soit, espérant échapper aux communistes. Ils se sont trompés.

30 avril 1975 : Chute de Saigon. Quelques jours avant ce jour J, le couvre-feu 24h/24h était strictement maintenu dans toute la ville de Saigon. Les rues étaient désertes et moroses. Tracassés, inquiets, les saïgonnais regardaient la télévision ou entendaient la radio pour saisir les nouvelles les plus fraîches. À 10 h le 30.04.1975, le nouveau Président de la République du Vietnam, président depuis 3 jours, se rendait. Les larmes coulaient des yeux de tous ceux que je rencontrais malgré eux en disant : « C’est fini ». Par curiosité, j’étais sorti de l’école pour me soulager et voir le déroulement du moment inoubliable de l’histoire. Voilà de loin une file interminable de soldats communistes s’avançant dans la rue, vers la direction faisant face à notre école, pour accéder au parc public situé devant le palais du Président de l’ancien régime. Un petit détail que je n’oublierai jamais : C’étaient des bonzes bouddhistes qui pilotaient, tenant dans les mains les drapeaux du Front de libération du Sud-Vietnam, ce corps de troupes de vainqueurs.

Alors commença une nouvelle vie pour les Frères.

Départ des Frères pour l’étranger

Pendant le dernier mois qui restait, les Frères vivaient les mêmes sentiments d’angoisse et de peur que ceux de tous les citoyens de Saigon, en préparant un bateau pour le départ à l’étranger. Embarrassés devant une telle situation imprévue, le Frère Provincial et son Conseil ont donné cette directive générale : “Le District n’a aucune organisation pour le départ des Frères à l’étranger. Cependant, chaque Frère pourra choisir un chemin opportun selon son jugement personnel, conformément à l’esprit religieux et à la sécurité de sa vie”. Chaque Frère recevait alors 100 mille piastres pour réaliser son projet personnel. Chacun va de son côté. La plupart se rendaient au Cap Saint-Jacques et Phuoc Tinh, au bord de la mer où les pêcheurs étaient prêts à prendre le large à n’importe quel moment pour rejoindre un bateau de la 7e flotte américaine ancré quelque part.

À la nouvelle de la chute de Saigon, plus de 150 000 vietnamiens, y compris un grand nombre de Frères, quittèrent le pays. Dans les années suivantes, près de deux millions partirent à leur tour, légalement ou clandestinement. À partir de 1975, la mer pacifique devint la fosse, l'immense cimetière de milliers d'exilés en bateaux, morts noyés. Les pirates ne sévirent que plus tard. Sur quatre “boat people”, un rejoint le fond de l'océan. Deux Frères n’ont pas échappé à cette catastrophe. À l’époque, aux yeux des personnes du parti communiste, ceux-ci étaient considérés comme des traîtres. Aujourd’hui, ils deviennent des personnes “patriotiques” parce que leur contribution économique au développement tient une place très importante. Quant aux exilés, une impression d’adieu jaillissait de leurs yeux au jour du départ. De même, à la fin des années 80, commençait un mouvement pour partir officiellement à l’étranger soit pour raison de réunification familiale soit pour celle d’avoir servi dans l’ancienne armée. Quel paradoxal spectacle à l’aéroport ! Il faut des années et des années d’attente impatiente pour obtenir le passeport et le visa du pays d’accueil. Partir pour revoir les êtres chers après plus d’une dizaine d’années de séparation devrait être un jour de joie, un jour où l’on imaginerait admirer des sourires fleuris sur tous les visages, de ceux qui partaient et de ceux qui continuaient leur vie au Vietnam. Mais on ne voyait que des larmes, des regards exprimant un adieu, un désespoir total de ne plus jamais se revoir.

Quelques mois après la chute de Saigon, une vérification de l’effectif révélait l’absence d’environ 100 Frères profès et d’une trentaine de jeunes scolastiques. Pourtant il n’en reste actuellement qu’une vingtaine, insérés dans les différents districts des États-Unis, de France, du Canada tandis que le reste a quitté l’Institut. En annexe j’ai mis un entretien avec l’un de ces Frères qui a quitté l’Institut pour se consacrer à une vie civile.

Des Frères qui se retirent en famille temporairement

Répondant au besoin individuel, le Frère Provincial a donné l’autorisation à un certain nombre de Frères de vivre hors de la communauté pendant une période de trois ans ou plus pour venir en aide à leur famille dans la détresse. Certains autres rejoignaient leur famille tout simplement par désir de travailler la terre. À vrai dire, au fond du cœur, c’était une révolte pacifique en sentant que « la manière d’administration n’était pas conforme à ma conscience professionnelle en découvrant des manipulations malhonnêtes de la part du corps professoral, des succès des élèves qui ne reflètent pas leurs vraies connaissances… »[8], ou « une acceptation passive avec résignation », ou un refus net de collaborer avec le nouveau régime en « restant “immobile”  pour observer ce qui sera, attendant patiemment un moment plus propice pour reprendre le métier d’éducateur »[9] ou en attendant qu’un jour nouveau se lève et que se réalisera « un certain rêve très vague de pouvoir vivre autrement »[10] comme l’ont exprimé certains Frères.

Le district avait un terrain de quelques hectares, situé à deux kilomètres du centre de Saigon que les Frères avaient prévu de transformer en un camp de sport pour les élèves des écoles des Frères à Saigon et aux environs. Ce plan a échoué à l‘arrivée des communistes. Alors pour garder la terre, du moins le pensait-il, le Provincial a donné en partage à chacune des familles des Frères qui le voulait un terrain de 1 000 m2. Et en fait, ce Frère a quitté sa communauté pour y vivre tout seul. Vu la situation politique à la fois complexe et difficile, le Provincial a accepté ces nouveaux statuts de Frères qui n’existent que dans l’histoire du district du Vietnam. Chaque Frère se rattachait à une communauté la plus proche de chez lui et y revenait une fois par mois pour “se réchauffer”. Quelques années après, une nouvelle communauté a vu le jour portant le nom « communauté Rue Neuve » surnommée « communauté diaspora » dont les membres se composaient de tous les Frères qui vivaient encore, par raison spéciale, hors des communautés traditionnelles. Cette solution n’était pas la meilleure mais au moins permettait de justifier la situation illégale de leur absence. Cette communauté se dissout  peu à peu, à partir de 1986 lorsque ses membres rejoignirent, les uns leurs Frères dans les communautés et les autres définitivement leur famille, au Vietnam ou à l’étranger.

Des Frères qui ont quitté leur métier d’enseignant

À la fin de 1978, un décret renvoyait prêtres, religieux et religieuses de l'enseignement comme “inaptes dans une école socialiste”. Le matérialisme historique prôné par Karl Marx ne pouvait pas faire bon ménage avec des religieux pour lesquels la religion n’était pas « l’opium du peuple ». Un petit nombre de Frères (6) fut gardé parce que les directeurs d'école avaient besoin d'eux. Les autres furent remerciés. Actuellement, il n’en reste que deux qui enseignent à l’Université, l’un à celle d’architecture, l’autre à celle d’économie. Celui qui enseigne à l’Université d’Économie, et seulement à partir du début des années quatre-vingt, n’osa jamais révéler son identité de Frère !

Que firent les Frères après l’abandon de leur métier traditionnel ? Toutes les ressources financières étaient subitement coupées net. Sans réserve, chaque communauté devait se débrouiller pour vivre. C’est ainsi que se réalisa le proverbe vietnamien : « Le Ciel a créé l’éléphant, fait pousser l’herbe pour le nourrir ». Mais les gens de Saigon étaient débrouillards et avaient un fin flair du commerce. Tout de suite après la chute de Saigon, les gens du Nord envahirent le Sud. Ils achetaient tout et n’importe quoi au marché parce qu’au Nord, ils ne le trouvaient pas. Alors des marchés aux puces surgirent partout comme des champignons. Comme la plupart des saïgonnais, les Frères sortirent de chez eux aussi au marché aux puces… pour vendre tout : lits, bureaux, armoires, tôles, assiettes, appareils photographiques, caméras, voitures, etc. C’est grâce à ces ventes que les Frères ont pu survivre pendant des années de disette. Maintenir en bon état la maison de retraite posait aussi un problème financier : une quarantaine de Frères âgés à soigner et à nourrir. Dans la société , ceux qui avaient réussi à sortir du pays par “boat people” commençaient à envoyer des colis à leur famille au Vietnam : vêtement, T-shirt, médicaments, articles de beauté… on revendait presque tout, ce qui permettait nourrir la famille pendant 3 trois mois avec un colis de 20 kg. Les Frères vietnamiens à l’étranger faisaient de même. Des colis de 20 kg de médicaments étaient envoyés au Frère Provincial pour répondre aux différents besoins des Frères âgés et pour soutenir les communautés en difficulté. Le Frère Provincial m’avait confié la responsabilité de liquider ces médicaments et autres objets. Un nouveau métier de plus pour moi !

Ensuite, ceux qui étaient encore en bonne santé devaient chercher de quoi gagner leur vie : élevage, culture des champignons, jardinage, photographe itinérant, bricolage, travail au chantier de construction… Cependant, un métier qui paraissait le plus apte aux Frères était de donner clandestinement des cours particuliers de langues ou de mathématiques. Dans les dix premières années qui suivirent la réunification du pays, un rassemblement de plus de dix personnes était suspect aux yeux des autorités locales, il fallait donc demander la permission. Avant 1975, on travaillait sans avoir aucun souci de l’argent, du bénéfice ou du déficit. Tout cela était sous la responsabilité du Frère Directeur, du Frère Procureur ou du Frère Econome. Maintenant, chacun se débrouillait. Cela apportait aux Frères une très bonne qualité de maturité et d’autonomie, mais il y avait aussi un prix à payer : égoïsme et individualisme suivis du stockage. Chacun ne s’occupant que de soi, on dispose de l’argent gagné comme on l’entend ou on le stocke pour « prévoir l’avenir », ce qui est bien contraire à l’esprit d’abandon religieux mettant tout en commun qu’exige la Congrégation. Cet acte d’ « autonomie », étant imprégné chez certaines personnes, est difficile à abandonner jusqu’à ce jour. Frère John Johnston a bien fait cette remarque : « Si l’expression “en faire à sa tête” est devenue un cliché, elle donne une description généralement exacte de ce qui est arrivé à beaucoup d’entre nous et à bon nombre de nos communautés et de nos Districts. Dans trop de cas nos communautés étaient devenues des “fédérations d’individus indépendants”, nos districts des “fédérations de communautés indépendantes” et l’Institut une “fédération de secteurs indépendants”. Beaucoup d’entre nous insistaient non seulement sur leur “droit” de décider comment ils vivraient, où ils habiteraient et quel service ils rendraient mais ils soutenaient que l’Institut, à ses différents niveaux, avait la responsabilité de leur apporter son appui total et, dans l’attente de certains, sans réserve. Dans les cas les plus extrêmes – qui furent Dieu merci, l’exception – nos communautés et même nos Districts étaient devenus des “havres de sécurité” pour individus égocentriques »[11].

Maisons occupées, propriétés confisquées

Amis des Frères, parents d’élèves, bienfaiteurs … à la rencontre des Frères  expriment cette même observation : “Les Frères ont perdu beaucoup”. Ils n’ont pas tort. 23 établissements “offerts” au gouvernement. Plus on vivait loin de Saigon, plus on faisait face à des désavantages. Une idée de la part des  communistes se réalisait avec succès dans la démarche de nationaliser des écoles catholiques et privées. D’abord, les autorités introduisaient une ou deux personnes du parti occupant la seconde place du comité directeur, tandis que le directeur de l’école était toujours le propriétaire. Le Frère Directeur était content et encourageait ses Frères à se répartir dans toutes les sections pour ne pas perdre leur présence. Or, en tant que Directeur de l’école, il voulait que tout marche bien. C’est pourquoi, il gardait logiquement matériels et équipements intacts pour le bon fonctionnement de l’école. Quelques semaines après, un comité allait recenser tous les objets, matériaux, tables…. Et l’année suivante, notre Directeur était dégommé cédant ainsi son poste à une personne du parti. La première partie du jeu était perdue.

En principe, tous les locaux au service des élèves devait toujours rester à leur service. En respectant ce principe, les locaux appartenant aux Frères et ceux “offerts” au gouvernement prenaient la forme de la peau d’une panthère, dit-on comme des “dents de peigne”. Les Frères et les personnes du parti vivaient mêlés. La méfiance y règne en permanence. La circulation des Frères parmi eux dans les mêmes locaux n’était autre chose qu’une épine piquante qui devrait être enlevée la plus vite possible. Le moyen le plus rapide et le plus légal était de les accuser de “réactionnaires” et en un jour, l’incarcération était assurée. Ce fut le cas des écoles de Soc Trang (au sud), et de Mossard (Thu Duc). Écoles et propriétés furent totalement balayées après coup et les Frères incarcérés.

De même, les écoles de Can Tho (au sud) et de My Tho (au sud) reçurent le même sort. Cependant, étant âgés et ayant un peu plus de chance, les Frères rejoignirent ceux de la maison de retraite de Mai Thon (Saigon). À Hue, à Ban Me Thuot et à Nha Trang, les Frères étaient chassés hors des écoles et s’implantaient dans un nouveau terrain. Seuls les Frères de trois communautés de Duc Minh, de Hien Vuong et de Taberd vivent encore dans les locaux de l’école qui n’étaient pas mis au service des élèves avant 1975. Penser que nous serions traités comme des bienfaiteurs de l’école n’est qu’une imagination. Le corps professoral considérait la présence des Frères comme un obstacle les regardant d’un œil méfiant en les guettant pour trouver une raison « juste » de les arracher ou en les perturbant pour qu’un jour ils se retirent d’eux-mêmes. Par exemple, ce jour-là, le Frère Siméon, de la communauté de Taberd, restait dans sa chambre au 4e étage et, en petite tenue, il écoutait de la musique avec un casque pour ne pas déranger les voisins. Subitement, un groupe de policiers accompagnés du personnel de l’école, monta l’escalier avec empressement et, s’enfonçant dans la chambre du Frère, l’arrêta en son état actuel : en petite tenue et casque aux oreilles, d’un air triomphant comme s’ils avaient découvert un criminel recherché depuis longtemps. Ils l’amenèrent ensuite à la direction de l’école. Le Frère fut libéré parce qu’ils reconnurent (au moins) enfin leur ignorance ! “Dans sa chambre et au 4e étage”, ce petit détail nous montre que les Frères étaient continuellement surveillés. À qui la faute? C’était la faute de tous. C’est ainsi qu’à Taberd, après avoir « offert » l’école, ils ont ouvert un autre portail pour pouvoir, selon leur raisonnement, l’utiliser « en cas de besoin ». Dans d’autres cas, ils vont et viennent comme à l’ordinaire mais peut-être avec un air un peu « provoquant » : « C’est ma maison, j’ai tout droit d’y circuler, qui ose me défendre ? ». Cette attitude un peu « mal élevée », prête à la lutte, apporte aussi son résultat : les Frères gardent encore leur petit reste. Il faut une dizaine d’années pour tirer les leçons de l’expérience : « les communistes n’attaquent que ceux qui ont peur d’eux et qui acceptent de reculer ».

La propriété de la maison de retraite des Frères de Mai Thon occupait une surface de 12 hectares. 10 hectares ont été “offerts” à la coopérative. De même que 13 000 m2 à Cap Saint Jacques. 27 hectares sur 31 à la province de Dong Nai ont été “offerts” par une même personne, Frère Lucien Hoàng Gia Quang, en vue de les donner en partage aux pauvres de la région ! Des gens armés sont venus pour s’emparer de 5 hectares sur 8 à Phu Son (Dong nai) pour élargir leur ferme d’élevage de porcs…

 

Cette crise politique et ses effets désastreux a eu toutefois le pouvoir de créer des mentalités qui devaient apprendre à s’adapter aux pires situations.  La jeunesse d’aujourd’hui ignore cette période de son histoire et ne s’intéresse pas aux hauts faits des combats réels et idéologiques.

Des Frères se préparant à la prêtrise

Le désir du Fondateur est que celui qui gouverne l’Institut soit un Frère. Il leur en parle souvent et il insiste à plusieurs reprises auprès des Frères pour qu’ils choisissent parmi eux un Supérieur Général qui lui succède.

On se souvient qu’en 1686, « les autorités ecclésiastiques » avaient cassé l’élection du Frère comme Supérieur de la communauté à la place du Fondateur. Un simple laïc “sans caractère” ne pouvait accéder à pareille charge !... Qu’à cela ne tienne ! M. de La Salle prépara au sacerdoce le Frère Henry l’Heureux, choisi par ses compagnons pour lui succéder. Son but, on le voit, resta inchangé : donner aux Frères eux-mêmes la responsabilité de leur “Société”.[12]  Pour réparer concrètement cette lacune, le Fondateur avait appris à ce Frère le latin et lui avait fait suivre des cours de théologie. Il le fit venir ensuite à Paris pour le préparer directement au sacerdoce en espérant que, devenu prêtre, rien ne s’opposerait à ce qu’il lui succède à la tête de l’Institut, lui, ce travailleur persévérant et silencieux, surnommé “le gros bœuf”, allusion à sa taille et à son comportement. Cependant Frère Henry était tombé malade subitement et il a quitté la vie dans un très court délai. Cette mort brutale fut interprétée comme le signe d’un trait distinctif exigé par la vocation propre aux Frères des Écoles Chrétiennes [13]: “Ils ne pourront être prêtres, ni prétendre à l’état ecclésiastique”. Le Supérieur ne sera pas prêtre mais un laïc comme tous ses Frères.

Cette intuition de M. de La Salle est tout à fait conforme à l’esprit de l’Église qui la précisera 274 ans plus tard au Concile Vatican II dans sa Constitution sur l’Église : [14]

“Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré pour former et conduire le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ, le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier ; les fidèles, eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception des sacrements, la prière et l’action de grâce, le témoignage d’une vie sainte, et par leur renoncement et leur charité effective”.

Cette règle formelle reste valable jusqu’à nos jours comme en 1686. À plusieurs reprises, la prêtrise dans l’Institut a été remise en question aux différents Chapitres Généraux à Rome. Cependant cette décision reste toujours une caractéristique originale de l’Institut des Frères exprimée à travers l’article 2 du chapitre 2 de la Règle des Frères des Écoles Chrétiennes approuvé par Rome le 26 janvier 1987 :

“Un Institut de droit pontifical composé exclusivement de religieux laïcs”.

(Règle, 1,2)

Avant 1975, certaines personnes ont aussi quitté l’Institut pour adopter la vie sacerdotale. Mais un mouvement du changement d’orientation après la réunification du pays suscite un grand point d’interrogation d’identité chez les autres, malgré eux. Les raisons pour lesquelles ils choisissaient ou se préparaient à la prêtrise pourraient se résumer en une seule perspective : Trouver un champ de travail apostolique possible ailleurs. Citons entre autres:

Frère Piô DO VAN DONG. Directeur d’une école primaire et secondaire à HoNai en communauté avec le Frère Archange TRIEU VAN LOC, il a “offert” l’école au gouvernement en 1976 et s’est inséré dans le diocèse de Nha Trang. Il fut ordonné prêtre après deux ans de préparation. Sa vie semblait heureuse et efficace. Éloquent, il était souvent invité par de nombreuses Congrégations religieuses pour différentes sessions ou retraites. Cependant, pour des raisons individuelles, pendant plus d’une dizaine d’années à la fin de sa vie, il a quitté son diocèse de Nha Trang et vivait dans trois ou quatre différentes communautés religieuses ou monastères, l’une après l’autre. Il a aussi présenté son désir de venir vivre dans une communauté des Frères à Saigon. Cependant, le Conseil des Frères le lui a refusé. La communauté de la Congrégation de Nazareth à Thu Duc fut son dernier refuge. En fin de vie, en 2003, il était parti aux États-Unis pour visiter ses parents et amis. Une crise cardiaque l’a enlevé de ce monde. On a fait transporter son corps par avion au Viet- Nam et on l’a enterré ensuite à Nha Trang, son diocèse d’origine.

Tandis que Frère Archange, beaucoup plus âgé que le Frère Piô, son prédécesseur, lui, a choisi la vie des moines cisterciens, dans cette même année de 1976. Il a quitté enfin le monde au début de 2005.

Frère Liguori, professeur expert de chinois et de français de nos grandes écoles, a opté lui aussi pour la vie cistercienne quelques années après la chute de Saigon. Homme instruit, il a très bien réussi dans sa nouvelle vie. Cependant, une certaine nostalgie ou un certain regret de la vie passée l’a poussé à présenter au Conseil du district des Frères, deux fois au moins la demande de revenir dans l’Institut. Il n’a pas obtenu son accord. Il est décédé enfin dans ce monastère au début des années 90.

Frère Camille NGUYEN VAN CHAU, ancien directeur de l’école d’Adran, professeur de philosophie, voulait aussi devenir prêtre. Il a suivi ensemble les cours nécessaires de préparation à ce but avec un autre Frère : Guillaume NGUYEN PHU KHAI, pendant deux ans. En fin de compte, ils persévèrent tous les deux dans l’Institut en disant qu’ils désiraient devenir prêtres-frères, c’est-à-dire, prêtre sans quitter l’Institut, ce qui n’exista jamais dans l’histoire des Frères. Frère Camille est décédé en 1987, à l’âge de 83 ans tandis que le Frère Guillaume, âgé de 81 ans, continue sa vie avec ses confrères à la maison de retraite à Mai Thon.

Frère Casimir PHAN VAN CHUC, docteur en philosophie à Lille, directeur de la communauté de Taberd avant et après l’événement de 1975, directeur du Scolasticat, formateur des jeunes Frères prétendait aussi à l’état ecclésiastique. Il avait une attitude très optimiste envers le régime communiste en croyant fermement à la compréhension des nouveaux gouvernants. Directeur de l’école de Taberd, il ne donnait aucune autorisation de disperser et cacher objets, matériels… tout ce qui appartenait à l’école en proclamant vivement : “Cette école est à nous. Ce qui appartient à l’école, nous appartient. Nous en disposons comme nous l’entendons, même les brûler”. Cette conviction l’a entraîné très loin en signant des papiers qui firent tort à ses successeurs. Pendant cette période d’ébranlement, il suivait la formation pour la préparation à la prêtrise. Il reste toujours Frère cependant par le refus des autorités ecclésiastiques. Actuellement, il mène sa vie d’infirme auprès des Frères en retraite à Mai Thon.

« J’ai failli devenir prêtre », m’a raconté le Frère Albert Nguyen Quan Tien, né en 1921. Il avait 54 ans en 1975, appartenait à la communauté de Taberd et était très efficace auprès des enfants du primaire. Ce n’était pas sans raison et de manière irréfléchie qu’il a quitté son métier d’enseignant et sa communauté, ni sans déchirement du cœur, en rejoignant temporairement sa famille au sud du Vietnam. Pendant son séjour en famille, il gardait toujours un bon esprit religieux en venant chercher du « travail » auprès des curés. Il était tellement efficace que l’évêque de son diocèse avait l’intention de l’ordonner prêtre. Mais, la lettre d’approbation s’égara et à l’appel du Frère François Tran Van Anh, il se réintégra à son ancienne communauté après 8 années d’absence ! Aujourd’hui, il a 84 ans et est toujours en bonne forme. Tous les jours, des petits enfants le rejoignent pour apprendre à lire et à faire des exercices d’écriture. Il se sent toujours être un Frère lasallien.
 

Celui qui vient d’être ordonné prêtre au début de cette année 2006 en Australie semble le plus connu dans le monde catholique au Vietnam comme à l’étranger : Père Michel Pham Quang Hong. Né en 1947, il est devenu Frère en 1966. Homme talentueux, dessinateur, bon scout, professeur de Judo et de karaté, il a bien réussi auprès des jeunes par son éloquence. Dès son adolescence, il se passionnait pour les « jeux des fusils ». Il continua toujours ces « jeux » en collectionnant des fusils et grenades de toutes sortes et il les exposait dans sa chambre. Les communistes sont très sensibles à ces choses-là. C’est pourquoi, en 1978, tous les Frères et jeunes adolescents de la communauté furent arrêtés après un contrôle de la police. Ils y trouvèrent des fusils, des cartouches, des grenades.... et il fut condamné à 13 ans de prison ferme (à l’époque on l’appelle « camp de rééducation ») et un autre à 12 ans. Un grand bâtiment dans une propriété de plusieurs hectares à Thu Duc, à 12km de Saigon fut confisqué. Grâce à l’ « indulgence » du gouvernement et parce qu’ils furent « très bien rééduqués », tous les deux furent libérés en 1987. Ce fut vraiment pour lui une époque d’épreuve pendant quelques années après la libération. Étant en surveillance administrative, il devait aller voir régulièrement la police une fois toutes les 2 semaines. Il habitait dans une communauté des Frères. Cependant, par crainte d’être compromis, il rendait rarement visite aux Frères des autres communautés. Par ailleurs, quelques attitudes peu sympathiques et quelques regards de certains Frères le plongeaient dans un complexe d’infériorité en pensant qu’à cause de lui les Frères avaient perdu l’école et toute la propriété. Étant son ami, je cherchais toutes les manières possibles pour le faire réinsérer dans la communauté, sans avoir beaucoup réussi. Frère Michel chercha à s’adapter peu à peu à la situation et à se montrer utile et compétent. D’abord, il répondit à l’invitation des Sœurs et des curés pour les conférences lors de plusieurs occasions différentes : retraites pour les jeunes, pour les personnes âgées, pour les parents... Talentueux et éloquent, il attirait beaucoup de gens à ses conférences de telle manière qu’on les enregistrait pour les divulguer jusqu’à l’étranger. Il paraissait épanoui mais souvent était absent de la maison. En 1996, il fut nommé directeur du Scolasticat (maison de formation après le noviciat). Par l’ampleur de son travail à l’extérieur, il continua à s’absenter, un peu moins, mais assez fréquemment pour un directeur du scolasticat. En 1997, il est parti en Australie pendant 2 semaines avec un groupe de professeurs de karaté. En 1998, il s’y est rendu pour la troisième fois et ne retourna plus au Vietnam ayant demandé le statut de réfugié politique. Grâce à l’intervention du Frère Gérard Rummery, il a obtenu tous les papiers nécessaires pour rester en Australie. En 2003, il a commencé à faire la démarche pour devenir prêtre. Pour que ce soit en règle, il m’avait donné sa raison comme ceci : « après mûre réflexion et après avoir demandé conseil des personnes sages, je ne me sens plus conforme à la vie des Frères. Je demande l’autorisation de sortir de l’Institut pour devenir prêtre ». La nouvelle du Frère Michel devenu prêtre fut publié sur l’Internet avec sa photo et sa biographie. Certaines personnes que je connais acquiescent à son choix parce que « il ne fait rien chez les Frères ». Autrement dit, il n’y a pas de travail pour ce Frère dans l’Institut. Certains autres poussent des soupirs de regret d’avoir perdu un homme plein de talents. D’autres encore me demandent en laissant fleurir un sourire compatissant : « Où est le Frère Michel ? » Et c’est vrai que depuis qu’il a quitté l’Institut, d’après ce que j’en sais, il a rompu toute relation avec les Frères. Dans tous les cas, son départ fut vraiment un ébranlement pour les jeunes Frères, ses sujets dans la maison du scolasticat où il fut directeur.

Changer d’orientation en choisissant la vie sacerdotale est quelque chose de très normal. Mais le choix de quitter massivement l’Institut dans ce contexte social et politique au moment critique accélérait le soupçon et le doute sur l’identité des Frères et de la mission et sur la raison d’être de l’Institut sous le nouveau régime. Surtout, la plupart de ces Frères étaient des directeurs, des “colonnes” du district, des formateurs qui à plusieurs reprises ont parlé avec conviction de la nécessité de l’Institut et de sa finalité qui est de donner une éducation humaine et chrétienne aux jeunes, en particulier aux pauvres. Or, ils ont choisi ou tenté de choisir un autre chemin. Ils ont toute liberté d’agir selon leur conscience. Mais, bon gré mal gré, ils ont laissé dans notre cœur un certain regret.

Des sorties répétées

Toute communication avec la Maison Mère à Rome fut interrompue dès l’arrivée des communistes. Normalement, les Frères qui, ayant émis des vœux perpétuels, désirent sortir de l’Institut, doivent demander la dispense des vœux au Vatican via le Frère Supérieur Général à Rome. Dans ce contexte social, le Frère Provincial a reçu l’ordre du Frère Supérieur de pouvoir résoudre tous les problèmes sans son opinion. Il lui suffit dans ce cas important de venir présenter la demande avec la signature de l’intéressé et sa signature à l’archevêque de Saigon. Il semble que la Congrégation des Frères est celle que la catastrophe de 1975 touchait le plus directement et le plus gravement si bien que l’archevêque devait pousser ce cri avec humour quand notre Frère Provincial sollicitait une audience : “Je désirerais ne plus vous voir”. Cette parole révélait un certain tremblement de cœur de la part de l’archevêque en voyant un grand nombre de départ des Frères, à plus forte raison de la part du Frère Provincial et de leurs confrères. Ce n’était pas seulement un tremblement de cœur ou une certaine tristesse mais un ébranlement pour ceux qui adhèrent encore à l’Institut.

Sans compter les 6 années au Juvénat où l’on suivait des études secondaires, les Frères devaient suivre une longue formation spécialisée avant d’émettre leurs vœux perpétuels : 6 mois à un an au Postulat, un an à deux ans au Noviciat, 3 ans à 5 ans au Scolasticat, et au moins 3 ans de vie apostolique dans les communautés. C’est-à-dire de 7 ans et demi à 11 ans de probation avant de prendre la décision finale de persévérer dans l’Institut jusqu’à la fin de leur vie. Une durée suffisante pour une mûre réflexion.

Avant 1975, il existe cependant quelques cas spéciaux de postulants qui sont revenus à leur décision finale. Mais la plupart de ceux qui ont quitté la vie religieuse étaient des Frères à vœux temporaires (vœu annuels ou triennaux) et seulement de temps à autre. 65 Frères sortant à vœux perpétuels, des Frères qui ont émis leurs vœux dans les années quarante, cinquante ! Un grand nombre parmi eux étaient directeurs et formateurs ; un ancien Provincial pendant 9 ans et également fondateur d’une Congrégation des Sœurs lasalliennes ! Des sorties répétées et impétueuses pour une durée de quelques années n’exsistaient pas et obligeaient ainsi les responsables à repenser la situation de Frères. Pourquoi ce phénomène ? Est-ce parce que « la perception qu’a le Frère de son identité semble influencée par certaines variables, entre autres : l’âge, style de formation, la capacité d’entrer en relation avec les Partenaires,[15] la compréhension ecclésiale... ».

3- Ce que pensent les gens

Compassion (ou pitié) des anciens élèves laïcs

« L’identité se construit peu à peu ; elle ne dépend pas seulement de nous, mais aussi de l’image que les autres nous renvoient »[16].

C’est vrai qu’on ne voit plus les Frères après 1975. Les Frères ne circulent plus en soutane dans la rue. On ne les voit plus dans l’église. Même lorsqu’ils enseignent le catéchisme à l’église paroissiale, la plupart d’entre eux portent le costume civil. Les Frères ont « disparu », pensent les gens. Lors d’une “fête des maîtres” qui a eu lieu le 20 novembre 2003, organisée par le curé de la paroisse de Cau Kho, Ho Chi Minh-ville, ancien élève des Frères, une jeune a exprimé sa surprise en disant : “Que de Frères aujourd’hui”. Et à la fin de la cérémonie, une personne âgée est venue chuchoter à l’oreille d’un Frère : “(Depuis 1975) Je n’ai jamais vu apparaître de nombreux Frères jeunes comme aujourd’hui”. Cette surprise de ceux qui connaissent les Frères exprime implicitement leur concept, leur imagination que l’existence des Frères va de pair avec celle de leurs écoles.

 Anciens élèves, bienfaiteurs, personnes de connaissance des Frères en général, quand ils rencontrent un Frère, les mêmes questions se répètent, toujours à voix basse, avec compassion et regret : “Que font les Frères aujourd’hui ?”. “Quand est-ce qu’on vous rendra les écoles ?” ou “est-ce vous qui espérez qu’on vous rendra les écoles ?” Un de mes amis du même groupe, ayant quitté l’Institut, m’a rencontré  quelques années après la chute de Saigon, disant : « Qu’est-ce que tu fais maintenant ? La raison d’être n’existe plus… ». Les questions de ce genre reflètent le concept de l’image d’un Frère : un enseignant dans l’école, ou l’unique moyen d’éducation (des Frères) est de tenir les écoles. Plus d’école, donc plus de Frères, plus de vrais Frères. C’est la logique de tous ceux qui ont connu les Frères. Ils ne peuvent pas imaginer l’existence d’un Frère sans école.

Récemment, les anciens élèves de l’école Taberd se sont réunis le 10 avril 2005 dans un restaurant à Ho Chi Minh-Ville visant le but de renouer le lien amical des anciens élèves lasalliens dans l’avenir. Ils sont presque tous aujourd’hui en retraite. Cela fait plus d’une trentaine d’années qu’ils « attendent ce jour » a exprimé l’un d’entre eux. Y étaient présents environ une trentaine de « vieux élèves » parmi lesquels des personnages « patriotiques » renommés tels que : Ho ngoc Nhuan, Ngo cong Duc, révérend prêtre Huynh Cong Minh et certains autres… qui, avant 1975, restaient dans la zone occupée par la République vietnamienne (ancien régime) et y menaient une activité révolutionnaire.  Pendant cette soirée-là, il n’y eut rien que des échanges sans aucun rapport avec la politique. À l’invitation d’un ancien élève que je connais, j’ai participé aussi à cette rencontre, accompagné d’un autre Frère. En nous voyant apparaître, en costume civil évidemment, tout le monde exprima sa joie de nous revoir, les successeurs de leurs maîtres. L’agape s’est déroulé dans une atmosphère familiale, ouverte, accueillante et prometteuse d’un avenir encourageant. Quelques questions et observations me touchèrent directement : « les Frères existent-ils encore aujourd’hui ? me demande l’un d’eux d’un air stupéfait ; je pensais que les Frères étaient tous “morts” », s’exclama un autre à la fois stupéfait et apparemment heureux ; « nous allons étudier ce que nous pourrions faire pour leur vie future », compléta un autre ; « à quoi ça sert le Frère Visiteur d’aujourd’hui, puisqu’il n’existe plus d’école des Frères ? ». À toutes ces questions, je leur ai résumé succinctement la mission éducative proprement dite et ce que les Frères se sont efforcés de faire pour s’adapter à la situation sociale afin de vivre leur vocation malgré la perte des écoles.

Cela montre aussi qu’il existe une confusion de l’image d’un Frère enseignant-éducateur profondément imprégnée dans l’esprit de l’ancienne génération mentionné dans les Actes du 43e Chapitre Général : « Il y a parfois confusion entre ce que nous sommes et ce que nous faisons. Se reposer sur une identité purement fonctionnelle peut créer un déséquilibre entre les aspects professionnels et vocationnels de notre vie »[17].

• observation d’un prêtre ancien élève à l’occasion d’une fête

Ancien élève des Frères, le curé d’une paroisse d’ Ho Chi Minh-Ville fut invité à célébrer la messe de clôture de la retraite annuelle à la fin du mois de juin en 2004. Les Frères vietnamiens ont la coutume de porter la soutane à l’occasion des fêtes pendant l’année : funérailles, fête de Saint Jean-Baptiste de la Salle, clôture de la retraite annuelle…. mais toujours et surtout dans les propriétés privées. Fort surpris de « voir encore »  un grand nombre de Frères en soutane, il a exprimé ses impressions à l’homélie : “Je ne pensais pas que les Frères restaient encore si nombreux…”. Autrement dit, je pensais que l’Institut des Frères était effacé en même temps que les écoles lasalliennes.

• partage d’une Supérieure provinciale d’une Congrégation pontificale

À l’occasion de la réunion des Supérieurs majeurs des Congrégations existantes au Vietnam au mois de mai 2003, une Supérieure d’une Congrégation pontificale m’a dit tout bas : “Les Frères ne font plus de l’éducation ?”. En me posant cette question qui exprime à la fois commisération et compassion, je restais coi, vraiment étonné que le concept de l’éducation, la confusion du sens des mots enseignement et éducation soient gravés profondément dans l’esprit d’une Supérieure, à plus forte raison chez les gens. Elle connaissait bien la situation des Frères avant et après 1975. Je ne lui ai donné aucune réponse.
 

• même chez les Frères occidentaux

De même, à la réunion des Frères provinciaux de tous les districts dans le monde, le représentant de chaque région présentait à l’Assemblée comment leur district vivait pendant ces trois dernières années la Proposition 12 du Chapitre Général de l’an 2000 :

Proposition 12

En vue de faire progresser le service éducatif des pauvres, le Chapitre général demande aux Visiteurs des Districts et des Sous-Districts, aux Délégués et aux Présidents des Délégations et à leurs Conseils de mesurer quel est le degré de contribution des œuvres de leurs Districts, Sous-Districts ou Délégations au service éducatif des pauvres.

Certains districts ne se composent que de Frères âgés et ils ne trouvent pas de nouvelles vocations depuis des années. Dans certains pays, les écoles leur appartiennent quand même, mais arrivant à l’âge de la retraite, ils n’ont plus le droit d’y continuer leur métier d’enseignant. Les uns sentent une certaine douleur, les autres une certaine dépossession de ne pouvoir plus vivre leur vocation qui est « service éducatif des pauvres » qu’a mentionné la Proposition 12. C’est pourquoi un des rapporteurs a suggéré une proposition : il faudrait redéfinir l’identité lasallienne. Un Frère a exprimé la même opinion à la réunion par groupe linguistique qui s’ensuivait, en disant : il faudrait redéfinir la mission lasallienne. J’ai partagé aussi ma réflexion personnelle et essayé de la vivre depuis l’an 2000 et plus intensément en 2003 : « Redéfinir l’identité lasallienne n’est pas la question. Le problème est de redécouvrir l’image du Frère depuis longtemps masquée sous une couche de réussites de nos grandes écoles, ce qui nous a fait penser que l’école est l’unique moyen de vivre notre mission d’éducateur ». Le silence des Frères n’était pas un signe d’accord mais peut-être, un signe de n’en être pas convaincus.

En fin de compte, un District vieilli ou sous la domination des communistes rencontre toujours le même problème.

 

[1] À savoir que 100 000 VN dong à l’époque, c’était le prix d’un tael d’or dont le cours actuel est de
12 000 000 VNdong,  soit environ 800 USD.

[2] Ce sont des ports des pêcheurs

[3] Ce Comité était fondé par l’archevêque lui-même. Le président de ce Comité était le prêtre NGUYEN THAI HOA qui a eu des « relations très intimes » avec les communistes avant 1975. Son vice-président était un Frère lasallien, Fidèle Nguyen van Linh. Ils ont tout manipulé pour faire « offrir » toutes les écoles catholiques.

[4] Monnaie vietnamienne

[5] Je pense que c’est une bonne prévoyance cependant superflue, car cette propriété de la maison de retraite n’est pas dans la catégorie des locaux à la dévolution qui sont des écoles.

[6] John Johnston, Lettre Pastorale, 1987, page 27.

[7] Cette phrase écrite sans sujet est traduit textuellement  exprès pour être fidèle à l’original, ce qui révèle le niveau d’étude de l’auteur  de cette circulaire officielle.

[8] Annexes, page 6, ligne 181.

[9] Annexes, p. 11, ligne 313

[10] Annexes, page 5, ligne 151.

[11] John Johnston, Lettre Pastorale, 1989, page 26.

[12] Charles LAPIERRE, Monsieur De La Salle, 1992, p.75

[13] Charles LAPIERRE, Monsieur De La Salle, 1992, p. 74

[14] Idem, p. 75

[15] Les Actes du 43e Chapitre Général , page 35

[16] Les Actes du 43e Chapitre Général , page 35

[17] Les Actes du 43e Chapitre Général, page 35.