Chapitre II :

La conception éducative des Frères de J.B. de La Salle

Tout commence un matin de mars 1679, le jour où M. de la Salle rencontre un homme appelé Adrien Nyel qui vient à Reims, cherchant les possibilités de fonder une école gratuite pour les enfants pauvres. M. de la Salle est sollicité afin de trouver un curé qui accepte d'accueillir M. Nyel dans sa paroisse. La première école fut ouverte le 15 avril 1679 dans la paroisse Saint Maurice dont le curé était Monsieur Nicolas Dorigny. Quant à M. de la Salle, il pensait que sa mission était terminée.

Mais, « actif, entreprenant, M. Nyel avait à peine ébauché une fondation qu'il en commençait une autre » [1]. Par les absences fréquentes de M. Nyel, le recrutement accéléré des maîtres pédagogiquement inexpérimentés menaçait d'échec les écoles à peine ouvertes. Ne voulant pas que cette bonne œuvre se perde peu à peu dès le début, M. de la Salle réunit ces jeunes maîtres en vue d'une action éducative, ce qui fut le commencement de son engagement progressif jusqu'à la fin de ses jours : les loger d'abord chez lui, vivre ensuite avec eux en leur société et arriver au dépouillement total pour être pauvre avec et pour les pauvres. À partir de ce jour-là et jusqu'en 1718, M. de la Salle a souffert nombre de contradictions, de malentendus, d'incompréhensions, d'épreuves... avant de rédiger les Règles Communes des Frères des Écoles Chrétiennes :

« Ç’a été dans la vue de procurer cet avantage aux enfans des artisans et des pauvres qu'on a instituez les Ecoles Chrétiennes ».[2]

[ce texte existait déjà dans la Règle dite de 1705, voir CL 25]
1- Image d’un éducateur d’après M. de La Salle

« Il faut que l’école aille bien ! » L’expression se répète à maintes reprises dans les lettres de M. de La Salle à ses disciples. La multiple fondation de nouvelles écoles réparties dans tout le territoire de la France selon la demande des curés ainsi que de la part du gouvernement prouve cette réussite ! Mais qu’entend-on par “une école qui va bien” ? La pédagogie lasallienne dépasse les limites strictes du scolaire. Elle s’étend à l’initiation aux “bonnes manières”. Soucieux d’aider les enfants des « artisans et des pauvres » à bien s’insérer dans la société, M. de La Salle a écrit les “Règles de la Bienséance et de la Civilité chrétienne” que les écoliers lisaient toutes les après-midi pour s’entraîner à la lecture des textes et où fourmillent bien des détails concrets du savoir-vivre en société au XVIIe siècle en vue de les aider à s’intégrer dans la société. C’est d’ailleurs la critique contemporaine que l’on peut faire à ce modèle éducatif qui serait d’adapter l’enfant aux simples conditions sociales de son temps et parfois donc de lui faire accepter l’inacceptable.

 En réalité, « De La Salle n’a pas eu d’autre prétention que de mettre les moyens de promotion humaine, spirituelle et, quand c’est possible, chrétienne, à la portée des jeunes et spécialement de ceux qui s’en trouvaient les plus éloignés. Cette promotion inclut toutes les différentes dimensions de l’homme »[3], c’est-à-dire une éducation complète de l’homme en faisant attention à la réalité où l’on vit . Un texte pédagogique de Jean-Baptiste de La Salle assez répandu à l’époque par la suite, paru en 1706, intitulé “Conduite des Écoles Chrétiennes ” guidait minutieusement les premiers Frères à bien remplir leur fonction d’éducateur qui se concrétise dans ce triple mouvement : « être attentif à la réalité, se laisser saisir par les besoins qui se présentent dans le monde des jeunes et chercher avec créativité des moyens de transformer cette réalité »[4].

2- D’après ses successeurs

À travers les âges, les disciples de M. de La Salle prennent de mieux en mieux conscience de leur rôle d’éducateur, exprimé dans cet article de la Règle actuelle (1987) : « Les institutions lasalliennes et leur pédagogie sont centrées sur les jeunes, adaptées à l’époque où ils vivent, soucieuses de les préparer à prendre leur place dans la société ».[5]

Procurer une éducation humaine et chrétienne aux pauvres [6]; s’ouvrir à d’autres formes d’enseignement et d’éducation adaptées aux besoins de l’époque et des pays [7] ; attentifs en premier lieu aux nécessités éducatives des pauvres qui aspirent à prendre conscience de leur dignité d’homme [8] ; Dans leur action éducative, ils cherchent à conjuguer l’effort de progrès culturel avec l’annonce de la Parole de Dieu [9] ; les institutions lasalliennes et leur pédagogie sont centrées sur les jeunes, adaptées à l’époque où ils vivent, soucieuses de les préparer à prendre leur place dans la société [10] ; dans une attitude d’accompagnement fraternel, ils (les Frères) se rendent disponibles à tous et les aident à découvrir, à apprécier et à assimiler les valeurs humaines et évangéliques [11] ; dans le but d’amener leurs élèves à prendre en charge leur propre formation et à développer leur responsabilité sociale, les Frères leur attribuent un rôle actif dans toute la vie de l’institution éducative, dans l’animation, la discipline et le travail [12] ; les Frères sont conduits à s’engager résolument, par le service éducatif, dans la promotion de la justice et de la dignité humaine [13]. Avec un esprit ouvert et sainement critique, les Frères étudient les religions, les idéologies et les acquis culturels des secteurs où ils sont implantés. Ils deviennent ainsi capables d’en intégrer les valeurs positives et d’apporter une meilleure contribution à l’éducation du peuple qui les entoure [14] ; fondé sur la gratuité et l’espérance, l’Institut se rend aussi présent dans les secteurs où n’existe que peu ou pas de possibilités de se développer [15] ; “ensemble et par association”, ils travaillent à cette œuvre de salut dans un métier où “les pauvres sont évangélisés” et où les jeunes croissent en tant que personnes humaines et fils de Dieu [16]. Telles étaient les voies ouvertes par M. de La Salle et que ses successeurs ont suivies pendant plus de 300 ans, manifestées dans la Règle des Frères des Écoles Chrétiennes.

De même,  « “la Déclaration sur le Frère dans le monde d’aujourd’hui” représente l’un des “Actes” principaux du 39e Chapitre Général de l’Institut des Frères en 1966-1967. Au cours de la première session de ce Chapitre était apparue à maintes reprises la nécessité d’un document de synthèse envisageant l’ensemble de la mission du Frère dans le monde actuel » [17].

Les citations ci-après de la Déclaration sont le fruit de notes venues des Frères et à travers « d’innombrables d’échanges, d’affrontements courageux, des réactions multiples » entre les Capitulants du Chapitre abordant des questions fondamentales en relation avec le renouveau de l’Institut. La Déclaration n’apporte pas de solutions toutes faites aux questions posées par un monde en évolution. Cependant, elle joue un rôle important et capital dans la réalisation du renouveau de l’Institut et invite chaque Frère à se remettre en route, à se considérer comme interpellé en vue d’une révision et peut-être d’une véritable conversion, en la recevant comme un appel au dépassement, à la lumière des  textes de Vatican II.

À la lumière du texte de Vatican II, Gaudium et Spes [18], le Chapitre Général affirme « qu’en raison de sa valeur culturelle, l’école constitue un instrument privilégié d’éducation » [19]. En effet, “c’est le propre de la personne humaine de n’accéder vraiment et pleinement à l’humanité que par la culture” (Gaudium et Spes, 53,1). En outre, “par sa nature profonde, l’homme est un être social et, sans relation avec autrui, il ne peut ni vivre ni épanouir ses qualités” (Gaudium et Spes 12, 4).

Éduquer les enfants selon les « coutumes auxquelles nous sommes tenus de nous conformer » (Durkheim) , l’enfant doit apprendre comment il faut vivre avec les générations qui ont vécu avant lui. Ainsi, l’école lasallienne « joue un rôle important dans l’accès à la culture » [20] et s’efforcera de promouvoir le « dynamisme et l’expansion d’une culture nouvelle sans que disparaisse la fidélité vivante à l’héritage des traditions ». Elle favorisera « la multiplication des échanges culturels » de telle sorte que ne soit pas « tenue en échec la sagesse ancestrale ni mis en péril le génie propre de chaque peuple » (Gaudium et Spes) [21].

« Devenir un homme, compétent dans ta profession, libre, solidaire, et chrétien si tu veux » est exprimé et formulé dans le projet éducatif d’une école des Frères de Paris, Notre-Dame de la Gare. C’est en effet un reflet du n° 41 de la Déclaration : « Le Frère exerce son ministère apostolique lorsqu’il s’efforce d’éveiller les jeunes à la conscience du sérieux de l’existence, à la conviction de la grandeur de la destinée humaine ; lorsqu’il les aide à accéder, avec rigueur intellectuelle et souci de chercher la vérité, à l’autonomie de la réflexion personnelle ; lorsqu’il contribue à leur faire conquérir leur liberté aussi bien sur les préjugés et les idées toutes faites que sur les pressions sociologiques ou sur les forces intérieures de désagrégation de la personne ; lorsqu’il les dispose à engager leur liberté, leur intelligence et leur compétence au service de leurs frères, les ouvre aux autres, leur apprend à les écouter, à chercher à les comprendre, à leur faire confiance et à les aimer ; lorsqu’il inculque le sens de la justice, de la fraternité, de la fidélité » [22].

« C’est dans cet esprit que l’école s’efforcera de développer l’attention, de former le jugement, d’aiguiser l’esprit critique particulièrement en un monde où il faut user du discernement de la masse des informations, et garder sa liberté intérieure en dépit de toutes les propagandes. Son rôle est plus indispensable que jamais pour former l’homme à la réflexion et, par l’effort de recueillement, de médiation et d’étude… » [23]. Elle « cherche à préparer avec réalisme ses élèves à leur vie professionnelle, au mariage et à la vie familiale, au service de la cité temporelle » [24]. « Pour une meilleure connaissance de ces réalités et besoins du monde en évolution, en vue de donner une éducation réaliste et mieux adaptée aux exigences de la vie moderne, les Frères auront le plus grand avantage à continuer le dialogue avec les anciens élèves… » [25]

Soucieux de la formation des jeunes pour une vie meilleure dans l’avenir, pour pouvoir s’insérer plus ou moins  dans la société, trouver une place, sa place, « le Frère est inséré dans le milieu de ses élèves dont il partage les intérêts, les soucis, les espoirs » [26], « en les préparant à une vie plus consciente, plus responsable, plus humaine en un mot » [27].

Depuis le 39e Chapitre Général de 1966-1967, « le renouveau est à l’ordre du jour pour la majorité des Frères » [28]. Fidèle à l’esprit et au charisme de M. de La Salle, l’institut se développe sans cesse, d’abord en France et aujourd’hui dans le monde entier. Fidèles aussi à l’exigence de l’adaptation au milieu et “à l’époque où ils vivent” les Frères peuvent se demander ce qu’il en est advenu. Comment découvrir dans les expériences d’hier, l’esprit de M. de La Salle dans les différentes situations complexes de chaque pays d’aujourd’hui ? Plusieurs Frères se sont adonnés à la recherche théorique et fondamentale des origines mais avec la volonté de s’adapter, de “coller” à la vie, « en tenant compte de la mentalité moderne » [29]. Des études publiées dans les Cahiers lasalliens en témoignent, qui doivent tant à des Frères comme Maurice Auguste, M. Sauvage, L-M. Aroz, M. Campos…

En effet, la Déclaration du 39e Chapitre reste encore “un défi permanent” pour “être Frères aujourd’hui”, tel est le titre de la Lettre pastorale de 1997 du Frère Supérieur Général John Johnston.

« Mais comment répondons-nous à ces questions : qui, quoi, pourquoi, pour qui et comment ? Nous n’avons aucune raison d’attendre une révélation directe de Dieu » [30].

Pour toute action éducative, il n’est guère possible d’obtenir des résultats immédiats et « il n’y a non plus de “méthode” de discernement qui apporte des “résultats garantis” » [31]. « En réalité, cependant, nous ne “trouvons” pas les réponses ; au contraire, dans la communion de prière avec nos Frères, nous “décidons” et “choisissons” les réponses que nous croyons être en conformité avec la volonté de Dieu ».[32]

La Déclaration fut acceptée par le 39e Chapitre Général le 6 septembre 1967. En écrivant cette Lettre pastorale de 1997, John Johnston fut conscient que le monde de 1997 était bien différent du monde de 1967 et que « 1967 était un “autre monde” que celui dans lequel notre Fondateur et les premiers Frères ont vécu » [33]. Cependant, « vieille de trente ans, elle était et est encore un appel prophétique à une fidélité créatrice au charisme que Jean-Baptiste de La Salle a reçu de l’Esprit-Saint » [34].

Conscient que « La Déclaration est une affirmation de l’identité, du rôle et de la mission des Frères » [35], tout au long de sa lettre, John Johnston sans cesse invite « chacun à se remettre en route sur le renouveau de l’adaptation et à répondre avec fidélité et dynamisme aux exigences de notre vocation » [36] qui est le but de la Déclaration, « à vivre authentiquement et de tout coeur dans le moment présent – vivre avec dynamisme, créativité, enthousiasme, joie, fierté… ». En un mot, il faut nous efforcer d’ “être des Frères d’aujourd’hui”.

De même, il souhaite « une étude sérieuse de ces documents » de la part des Frères, ce qui les aide à « déterminer les priorités majeures » qui « devraient motiver et influencer nos décisions à ce moment de notre histoire ». L’initiative personnelle est nécessaire et encourageante. Mais dans une collectivité, il risque de « dériver notre notion d’identité de cette conviction naturelle que tout homme possède de sa propre d’identité et de son existence continue »[37] et d’oublier que « l’action doit toujours se préparer par la réflexion autour de textes fondateurs . Ces priorités ont besoin d’être transformées en buts généraux et en objectifs concrets. Des programmes efficaces devront ensuite être mis au point pour nous permettre de réaliser les objectifs et d’avancer vers nos buts » [38].

 

[1] Charles Lapierre, Monsieur De la Salle. 4e éd.,F.E.C., REGION France : 1992, p. 52.

[2] Règles Communes des Frères des Ecoles Chrétiennes (Reproduction fidèle de la Règle primitive de 1718), Chapitre 1er, 6.

[3] Alvaro RODRIGUEZ ECHEVERRIA, Supérieur Général, FSC, Le sens de nos formes lasalliennes dans le monde.

[4] Idem.

[5] Règle des Frères des Ecoles Chrétiennes, art. 13

[6] Règle des Frères des Ecoles Chrétiennes, art. 3

[7] Idem.

[8] Idem., art. 11.

[9] Idem., art 12.

[10] Idem., art 13.

[11] Idem.

[12] Idem., art. 13b

[13] Idem., art. 14

[14] Idem., art. 18c

[15] Idem., art. 19b.

[16] Idem., art. 20

[17] Le Frère des Écoles Chrétiennes dans le monde d’aujourd’hui, 39e Chapitre Général 1966-1967, p. 3

[18] VATICAN, Constitution pastorale GAUDIUM ET SPES sur l’Eglise dans le monde de ce temps, 7 décembre 1965.

[19] Le Frère des Écoles Chrétiennes dans le monde d’aujourd’hui, No 44,2

[20] Idem., No 45,3

[21] Idem., No 45,4

[22] Idem., No 41,2

[23] Idem. No 45,4.

[24] Idem., No 46,3.

[25] Idem.

[26] Idem., No 40,4

[27] Idem., No 40,5.

[28] Michel FIEVET, Petite vie de Jean-Baptiste de La Salle, 1990

[29] Michel FIEVET, Petite vie de Jean-Baptiste de La Salle, 1990

[30] JOHN JONHSTON, Être Frères aujourd’hui, Le défi permanent de la Déclaration, Lettre Pastorale 1997, p. 15

[31] Idem.

[32] Idem.

[33] JOHN JONHSTON, Être Frères aujourd’hui, Le défi permanent de la Déclaration, Lettre Pastorale 1997, p. 21

[34] Idem.

[35] Idem., p. 33.

[36] Idem., p. 33

[37] STEPHANE FERRET, L’identité, Flammarion, Paris, 1998, p.186.

[38] JOHN JONHSTON, Être Frères aujourd’hui, Le défi permanent de la Déclaration, Lettre Pastorale 1997, p. 21