CHAPITRE II

SITUATION DE LA PERSONNE AU VIET NAM

Index
1. Le Vietnamien dans sa famille

   a) Autorité paternelle et piété filiale
  b) L’esprit de famille
  c) Le sens de solidarité
  d) La famille: première éducatrice du jeune Vietnamien

2. Le Vietnamien dans l’Ecole

  a) Conception de l’éducation d’après le Confucianisme
  b) Etapes de l’éducation confucéenne
  c) Fin et résultats de cette éducation
  d) Valeur du système éducatif traditionnel

3. Le Vietnamien dans le milieu social

  a) L’individu social
  b) Comportement social
  c) Incidence sociale sur l’éducation du Vietnamien

4. Le Vietnamien face à un monde "pluraliste"

  a) Le Vietnam, une société en mutation
  b) Crise de l’autorité
  c) Emancipation de l’individu
  d) Essor culturel

 

Aux yeux d’un Vietnamien récemment arrivé de son pays, la civilisation occidentale apparait rapidement sous deux traits frappants: la perfection des techniques et l’individualisme des esprits. Le premier trait suscite toute son admiratiuon, quand au second...il le laisse tout à fait perplexe.

Tels sont les termes résumant une analyse de mentalité faite auprès des étudiants vietnamiens en Europe, et en particulier, en France. Nous avons voulu essayer de comprendre pourquoi il est difficile à un Vietnamien d’addhérer à une certaine conception de l’individu et de se penser comme un "moi". Il est vrai que sa langue maternelle ne possède pas de termes uniques et spécifiques pour l’exprimer. Mais pourquoi ne se sent-il pas le besoin d’en inventer un? Comment se pense-t-il donc? Que représentent pour lui son être, son nom, ses attibuts? Quels pourraient être les divers éléments sociologiques constituant le cadre de sa personnalité?

C’est à ces questions que nous essaierons de répondre en nous appuyant sur les données naturelles, sociologiques, culturelles... afin de dégager la place exacte qu’occupe la Personne dans la société vietnamienne, la valeur qu’elle représente et la manière dont les Vietnamiens l’envisagent et l’assument.

1. Le Vietnamien dans sa famille:

Disons tout de suite que l’unité de base de la société vietnamienne est la famille. La solidarité familiale est telle que la personnalité était attribuée non à l’individu, mais à la famille. Celle-ci participe aux mérites et aux honneurs acquis par l’un quelconque de ses membres ("một người làm quan, cả họ được nhờ").
Par contre, la peine de mort appliquée en cas de haute trahison signifiait le massacre de trois générations sans distinction d’âge et de sexe (tru di tam tộc).

Le contrat de mariage, jusque récemment, avait lieu non entre individus, mais entre familles.
La structure sociale de la famille régit étroitement l’Oriental.
Même le bouddhisme n’a pu se soustraire à cette influence et s’est transformé pour répondre à cette structure. Pour l’instant, bornons-nous à examiner le rôle de la famille dans l’éducation des jeunes Vietnamiens, problème qui nous préoccupe plus spécialement.

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a) Autorité paternelle et piété filiale

Bien que le Culte des Ancêtres soit un des premiers soucis des Vietnamiens et que les principes de base de la morale confucéenne, à savoir la piété filiale, l’autorité absolue du père, du mari...soient reconnus dans tous les milieux, la famille vietnamienne est loin d’avoir la puissance et la rigueur de la famille chinoise. Seuls les lettrés, très férus de rites, tiennent à observer à la lettre les prescriptions du Grand Maitre. Ailleurs, la coutume du pays adoucit de beaucoup, dans la pratique, les principes officiellement reconnus.

En principe, le père décide souverainement du sort de ses enfants; en fait, il consulte toujours leur avis. En cas de désaccord, le père cherche à persuader plutôt qu’il ne s’impose. Il n’en reste pas moins que cette persuation devient une véritable pression, à l’occasion du mariage par exemple, car le mariage n’était pas une affaire personnelle, mais un acte social et religieux ouø les opinions des intéressés comptent moins que l’intérêt des deux familles et l’entretien du Culte des Ancêtres.
Le père représente donc l’autorité dans la famille dont il est le chef incontestable. C’est à lui que revient le droit de commander et de sanctionner. La vie de la famille gravite pour ainsi dire autour de lui. Il tient avant tout à "régner" moralement: pourvu que sa femme et ses enfants se taisent quand il hausse la voix et que toute l’apparence soit sauve quant à son prestige d’homme, maitre absolu chez lui, il sera plutôt conciliant pour le reste. C’est lui qui détient l’autorité, mais la mère n’est pas écartée en ce qui concerne le droit de regard sur les enfants. En général, il est heureux et fier de pouvoir confier très tôt la gestion des affaires comme l’avenir de ses plus jeunes enfants au fils ainés , et c’est un signe de bénédiction céleste que d’avoir un garcon ainé dans la famille. Car "il est de règle dans chaque famille de réserver une part d’héritage à l’entretien du Culte des Ancêtres, et d’en assurer la perpétuité. Cette portion de biens dits cultuels est désignée sous le nom de "Höông Hoûa" (part de l’encens et du feu) et elle est confiée à l’héritier le plus digne, de préférence l’ainé, qui en tire une rente viagère"

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b) L’esprit de famille

Bien que cette autorité paternelle pèse sur la communauté familiale, il faut noter néanmoins un grand esprit de famille qui règne sur tous ses membres. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la famille vietnamienne - et à plus forte raison "la grande famille" - n’est pas une société très fermée sur elle-même, soumise à une discipline sévère et au pouvoir absolu; mais elle s’ouvre très largement aux gens de l’extérieur: les domestiques, les voisins, les amis...sont considérés comme faisant partie de la famille. Et l’on est toujours à l’aise de se retrouver ensemble.

Nous nous demandons si cet esprit de famille qui conditionne plus tard si fortement le comportement de tout Vietnamien n’est pas né plutôt des attaches sentimentales et des besoins effectifs de sécurité. Nous verrons plus loin dans quelle atmosphère se développe l’enfance du Vietnamien. Pour l’instant, bornons-nous à constater la très grande sensibilité à la communauté de sang au Viet Nam:
"Une goutte de sang - entendons du même sang - vaut mieux qu’une mare d’eau froide" (Một giọt máu đào hơn ao nước lã) dit la sagesse populaire.

Le lien de sang est religieux et magique, il fait pressentir les malheurs et unit les coeurs dans une même compassion: "Máu chảy ruột mềm" (Là ouø le (même) sang coule, les entrailles se ramollissent). De la communauté de sang résulte une solidarité étroite, effective, assurant au Vietnamien une sécurité appréciable, car les conditions de vie difficiles qui cotoient l’indigence dans les campagnes, risquent d’être bouleversées sans cesse par la moindre maladie, le moindre accident.

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c) Le sens de solidarité

Dans la grande famille, le proverbe dit que "quand le père n’est plus, il reste toujours l’oncle; quand la mère vient à mourir, la tante se chargera de vous allaiter".

Cette solidarité réelle est un soutien précieux pour le Vietnamien, mais elle constitue en même temps de véritables obstacles qui entravent les activités de son "devenir adulte". La piété filiale par exemple, l’oblige moralement à consulter ses parents pour tout acte important, à n’importe quel stade de la vie.

Il était pour ainsi dire "fondu" dans le groupe: sa famille, la tradition, la coutume lui servaient de conscience. Son initiative manquait de point d’application et de stimulant. Choisissait-il ses études? Les options étaient ignorées. Choisissait-il sa profession? D’abord les métiers étaient peu nombreux, les possibilités de choix fort réduites; ensuite la coutume voulait que le fils continuât sur les traces du père, c’était moins risqué. Choisissait-il sa femme? Mais, en principe, le droit en revenait aux parents et ces derniers se souciaient beaucoup plus des convenances sociales ("môn ñaêng hoä ñoái", littéralement: portes symétriques; expression pour signifier: famille au même niveau social) que des gouts et affinités de leurs enfants.

Choisissait-il sa religion? Mais la religion faisait partie du patrimoine de famille, et changer de religion équivalait à renier ses ancêtres. (Un des obstacles à la conversion des "non-chrétiens" résidait justement dans cet attachement à la religion ancestrale; pendant longtemps et peut-être même encore aujourd’hui, les chrétiens passent pour des déracinées, des gens sans piété filiale qui ont l’imprudence d’abandonner la religion de leurs pères pour embrasser la "religion des étrangers").

Cette emprise du groupe exercait son influence déjà à partir de l’enfance dans l’éducation familiale. Car il faut le dire, ce qui aide beaucoup l’enfant vietnamien dans l’acquisition de la conscience de soi, c’est également le système de vie communautaire, style grande famille orientale, dans lequel il évolue.

Une remarque s’impose: La famille au Vietnam ne se compose pas seulement de la triade classique: père, mère, enfants. Il faut inclure dans son atmosphère journalière la présence des domestique, des oncles, tantes, cousins, cousines et aussi les amis des parents et les voisins. Le plus souvent, il faut compter aussi les grands-parents qui vivent généralement chez les enfants.

Même dans les villes ouø les habitations sont étroites, les parents ne manquent pas non plus de ménager à leurs enfants des occasions de se réunir et de jouer ensemble. Aussi n’est-il pas rare de voir certains soirs d’été, quand la circulation se fait moins dense dans les rues, tout le monde sortir sur les trottoirs Les parents s’installent dans leur chaise longue pour prendre le frais et bavarder avec les voisins pendant que les enfants s’amusent ensemble autour d’eux.

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d) La famille: première éducatrice du jeune Vietnamien

Les enfants sont aussi beaucoup plus mêlés à la vie des adultes qu’en Europe. C’est pourquoi, en principe, tout ce qui est fait ou dit par les adultes ne doit rien contenir qui ne puisse être vu ou entendu par un enfant. Celui-ci doit y trouver des exemples de sagesse, de mesure et de conduite pour plus tard.

Mais c’est surtout dans les rapports entre parents et enfants que nous pouvons juger du souci éducatif de la famille vietnamienne:
En général, le père ne s’occupe pas du petit enfant. Il lui arrive de jouer avec le bébé en famille, mais il ne le porte, ni ne l’embrasse en public. Il doit "aimer en dedans" et "paraitre sévère de visage". La maman menace de temps en temps son fils d’une correction paternelle, mais en fait, ce dernier ne participe pas à l’éducation de cette manière. Il lui suffit d’élever la voix pour intimider la bande des enfants pour qui il représente la foudre et le tonnerre. "La mère qui administre des rotins ne vaut pas le père qui tousse." dit un vieil adage.
Entre le père et les enfants, la mère joue le rôle d’ambassadrice. Pour toutes démarches, les enfants s’adressent d’abord à leur mère qui se charge de transmettre leur désir au père après avoir soigneusement préparé le terrain si besoin est: c’est le chemin le plus court et le plus sur.
En raison de l’amour peu démonstratif du père qui reste aussi distant à l’égard de ses fils que de ses filles, la mère est la seule dispensatrice de tendresse dans la famille.

Ainsi, nous constatons que le souci d’éducation est très grand dans la famille vietnamienne. La sagesse populaire ne répète-t-elle pas souvent: "Eduquez votre enfant dès son premier âge, et votre femme, dès le jour ouø elle entre sous votre toit". Pourtant, tout laisse à penser que les Vietnamiens ne sont guère pressés de mettre en pratique un si judicieux conseil. Il ont beau dire comme en France: "Qui aime bien, châtie bien", mais ils n’y croient pas beaucoup. Au fond d’eux-mêmes, ils pensent plutôt que "les parents mettent les enfants au monde, mais c’est le Ciel qui leur attribue leur caractère".

Néanmoins, on peut voir dans certains milieux lettrés, des sanctions très sévères et cérémonieuses appliqués aux enfants: le coupable est étendu sur le ventre. Le père ou la mère lui explique le caractère défectueux de son comportement, ensuite lui administre un ou deux coups de rotin. Et avant de se relever, on l’aide à découvrir le comportement idéal pour l’avenir. La cérémonie s’achève par une prostration devant les parents en signe de repentir et de reconnaissance pour la correction recue.

Les repas peuvent être aussi des occasions pour éduquer les enfants: L’enfant ne commence jamais le repas sans inviter l’un après l’autre, tous les ainés présents: "Père, veuillez vous servir", "Mère, veuillez vous servir" etc... Et s’il lui arrive de se lever de table avant les autres, il présente ses excuses en disant: "Je vous prie de m’excuser, Père, Mère, Oncle, Tante...(sous-entendu: "de me lever avant vous"). D’ailleurs les parents invitent eux aussi les grands-parents et les convives.
Par ailleurs, l’enfant est aussi soumis à une rigoureuse discipline: Avant de sortir, il est tenu d’en demander l’autorisation, et après être rentré, il doit en rendre compte").

D’aucuns ont pensé que ces points de l’étiquette veulent inculquer à l’enfant le respect de la hiérarchie. Mais au fond, c’est surtout le sens de la solidarité familiale qu’on a voulu développer chez lui.
Et si au Vietnam, les bonnes coutumes et traditions sont si bien gardées, c’est certainement grâce à la force de chaque cellule familiale. C’est dire la place importante que tient l’éducation des enfants dans la vie de la famille vietnamienne.

L’on concoit la peine que ressentent les parents à qui leurs occupations quotidiennes ne permettent pas d’y veiller sérieusement. Laisser les enfants "vagabonder" à leur guise est la plus grosse inquiétude des pères de famille.

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2. Le Vietnamien dans l’Ecole:

La famille vietnamienne n’est pourtant pas le seul milieu éducatif dont l’influence puisse marquer profondément la vie de l’enfant. L’école, elle aussi, peut prétendre jouer un rôle important dans le développement psychologique et social de l’enfant.

Pour situer la place exacte de l’école dans l’éducation du jeune Vietnamien, il nous faut remonter à sa forme traditionelle. Nous essaierons de comptrendre la conception de l’éducation d’après le Confucianisme, ensuite les étapes, les techniques, les résultats de ce système éducatif traditionnel.

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a) Conception de l’éducation d’après le Confucianisme

En fonction de cette vision du monde et de la Personne, Confucius - à travers son disciple Mencius - a mis un accent de confiance dans la nature humaine. Pour lui, "l’homme, de par sa nature, est bon.".
Mencius affirmait d’abord que la nature humaine est une création du Ciel, et qu’elle doit par conséquent, être excellente en soi. La nervure centrale de sa pensée à ce sujet , on la trouve dans le texte qui ouvre le "Juste Milieu": "Ce qui nous vient du Ciel, nous l’appelons nature. Conformer nos actes à cette nature, c’est suivre "la loi naturelle" (le Tao). Cette loi naturelle, si nous la raffinons, nous l’appelons "culture".

Dans son "Livres des Trois Caractères", utilisant l’image de l’eau qui coule toujours d’amont en aval, Mencius explique: "Il n’y a pas d’homme qui, par nature ne soit bon, comme il n’y a pas d’eau qui, par nature ne coule d’amont en aval. Et si en frappant l’eau, on peut la faire jaillir jusqu’à dépasser notre front, ou en la déviant, on peut la faire remonter même jusqu’aux montagnes; telle n’est pas sa qualité native, et si elle a été ainsi, c’est parce qu’elle a été frappée, déviée. Il en est ainsi de l’homme: Si l’homme fait le mal, c’est parce que sa bonté native a été voilée, enfouie par des mauvaises passions, comme l’eau a été frappée et déviée"

Si nous essayons de comprendre Mencius, nous pouvons conclure que tout le travail de l’éducation, selon le Confucianisme, consiste à permettre à cette nature de se conserver, se maintenir et se développer dans le sens de sa bonté native.

Quels sont donc les points essentiels sur lequels portent les efforts de cette éducation? Quelles sont les étapes préconisées, les résultats escomptés? Bref, comment, jusqu’à présent, cette conception inspire-t-elle le système éducatif au Viet Nam?

C’est ce que succinctement nous tâcherons de passer en revue.
Tout d’abord, il convient de remarquer les quatre centres de préoccupations sur lequels doivent porter les efforts éducatifs; chaque centre est résumé en deux mots suggestifs par Mencius lui-même, à savoir:
- nourrir la bonté native de la nature
- maintenir la bonté du coeur
- maintenir fermement un idéal de vie
- entretenir la volonté ferme.

Nourrir la bonté native de la nature en l’éclairant par la doctrine des Sages sur "la Voie du Ciel" et "la Voie de vivre en homme"; maintenir la bonté du coeur en faisant acquérir des "vertus altruistes", toujours ouvertes aux autres; faire accrocher fermement à un idéal de vie en faisant prendre conscience de sa responsabilité devant sa propre destinée, celle de sa famille, de son pays et du monde entier; enfin entretenir la volonté en faisant pratiquer les vertus qui exigent la maitrise de soi et la générosité.

Telle est, en ébauche, la visée de l’éducation confucéenne.

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b) Etapes de l’éducation confucéenne

Cette éducation se réalise en cinq étapes:
- s’intéresser à toute chose qui existe, ce qui rappelle Térence dans sa profession de foi: "Je suis homme: rien de ce qui est huamain ne m’est étranger" (homo sum: nihil humani a me alienum puto)
- pénétrer le secret des choses, ce qui correspond aux fameux vers de Virgile dans les Géorgiques: "Heureux celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses" (Felix qui potuit rerum cognoscere causas).
- avoir des idées nettes et justes , ce qui peut être rappoché du vers de Boileau: "Ce qui se concoit bien, s’énonce clairement".
- Ces quatre premières étapes sont préparatoires à l’étape finale qui est le "perfectionnement de soi".

Pourquoi mettre le "perfectionnement de soi" comme étape ultime de l’éducation? Confucius nous répond dans "La Grande Etude":
"Thành giả Thiên chi đạo dã, Thành chi giả nhân chi Đạo dã" (La Perfection - sens dynamique d’accomplissement - est la Voie du Ciel; Tendre à la Perfection doit être la Voie de l’homme).
Ainsi, l’agir et l’ordre du Ciel deviennent le modèle exemplaire de l’agir humain. Tout l’effort de l’homme doit consister à découvrir le Dessein et l’Ordre établis par le Ciel pour s’y conformer, pour y couler sa vie.

Comment alors connaitre la Voie du Ciel? La tradition ancestrale répond: Cette Voie du Ciel, les Saints et les Sages d’autrefois l’ont trouvée, et Confucius lui même et ses disciples l’ont formulée dans des lois très sages consignées dans les "Quatre Livres Classiques" et les "Cinq Canoniques"

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c) Fin et résultats de cette éducation:

Ici encore, nous sommes obligés de revenir à la source: Confucius résume dès la première phrase du Premier Livre de la "Grande Etude" ses intentions éducatives: "Đại học chi đạo: tại minh minh đức, tại tân dân, tại chỉ ư chí thiện" (La Voie de la Grande Etude consiste à rendre brillante "sa lumière" - littéralement: illuminer sa vertu-lumière - puis à faire rénover le peuple, et le tout, ne s’arrêter qu’à la perfection).
Autrement dit : devenir soi-même une "lumière" pour pouvoir ensuite éclairer les autres, et cette tendance n’a de limite que la perfection elle-même.

Tố Tử, petit-fils de Confucius, dans un autre livre classique, le "Trung Dung" (Le Juste Milieu), interprétant la pensée de Confucius, enseigne ainsi: "Seuls les Sages et les Saints connaissent la nature du Ciel; une fois la nature du Ciel connue, ils connaissent aussi la nature de l’homme; la nature de l’homme connue, ils connaissent les êtres et les choses; alors on serait à même capable d’aider le développement et la transformation du Ciel (cosmos) et de la Terre."

Ainsi, l’éducation selon la conception confucéenne, conduit les hommes par des étapes successives ascendantes, de la connaissance des êtres et des choses, à la connaissance de soi, puis à la connaissance du Ciel, pour ensuite réagir sur la société et l’univers dans un processus inverse descendant.

Si normalement dans les étapes de l’éducation préconisées par le confucianisme il est fait une grande place aux sciences des êtres et des choses et à celles de la connaissance comme parties intégrantes, propédeutiques nécessaires pour la croissance jusqu’à la stature adulte; autrefois cependant l’intention éducative traditionnelle se réduisait à la formation morale, nos ancêtres ayant pris le mot "perfection"- limite assignée au perfectionnament de soi - uniquement dans le sens de "perfection morale", même jusqu’au mépris du matériel.

L’adage qui commandait les efforts et les soucis d’éducation de nos parents se résumait ainsi: "Tiên Học Lễ Hậu Học Văn" (Aprrendre d’abord à bien se conduire, ensuite apprendre les Lettres). Ce primat de la formation morale a dicté aux parents vietnamiens le souci de placer leurs enfants dans des écoles confessionnelles ouø la climat soi-disant moral est mieux préservé.

Notons ensuite que ce souci de formation morale a poussé les parents à apprendre aux enfants dès leur jeune âge, des manières de se bien conduire à l’égard des autres selon les rites sociaux de la politesse, à ne proférer devant les enfants que des maximes qui puissent les aider à mieux vivre. D’ailleurs, quel Vietnamien dans son enfance ne se souvient pas de ces bercements de sa nourrice ou de sa mère au rythme des chansons populaires à contenu moral exaltant la vertu? Ou bien quel écolier vietnamien n’a pas été enthousiasmé par ces textes de lectures littéraires ouø l’idéal d’humanité, d’amitié, d’honnêteté, de piété filiale n’ait été célébré? Il est vrai que nos écrivains d’autrefois ne concevaient pas une littérature qui ne soit en même temps apte à la stimulation morale et au gout d’esthétique. Pour eux, "Văn dĩ tái đạo" (Les lettres doivent être capables de véhiculer la Voie de vivre en homme). De ce fait, le risque d’un certain moralisme dans l’éducation est possible, surtout dans des milieux conformistes peu évolués...

Cependant, n’oublions pas que ce risque comporte en revanche un aspect positif, celui d’introduire les jeunes dans des domaines des valeurs supérieures, étatpe primordiale et nécessaire qui doit, à notre avis, précéder toute vraie éducation aux valeurs et au choix.

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d) Valeur du système éducatif traditionnel:

Dans le cadre de ce présent travail, il nous est impossible de faire un tour d’horizon complet de l’histoire de l’éducation vietnamienne. Nous alllons essayer néanmoins de nous limiter à l’aspect "technique" de tout ce système éducatif traditionnel jusqu’à la fin du siècle dernier.
En effet, jusqu’au début du 20è siècle - plus exactement avant 1906 - l’enseignement était donné entièrement en caractère chinois, couronné par des concours littéraires triennaux.

L’âge scolaire n’était pas fixé au Viet Nam. Suivant la constitution physique du petit, on lui cherchait un précepteur ou on l’envoyait à l’école à l’âge de 5 ou 6 ans. Seuls les garcons recevaient de l’instruction. Quelques rares familles de la bourgeoisie et de l’aristocratie en donnaient aussi aux jeunes filles. Mais la grande partie du beau sexe était condamnée à l’ignorance. Le garcon se rendait donc à l’école à l’âge de six ans. Comme les Vietnamiens attribuaient une gravité particulière au début de toute entreprise, l’on concoit aisément la solennité qui entourait la cérémonie de "l’ouverture de l’intelligence".
Le petit homme, rasé de frais, portait ses plus beaux vêtements. Ses parents le conduisirent devant son futur maitre, avec des offrandes. Le "précepteur" , avant de lui accorder "l’accès de la porte du savoir", fait une cérémonie en l’honneur de Confucius et de ses grands disciples.
Dès la première lecon, une vie nouvelle commence pour l’enfant. Désormais, il aura comme censeur de sa conduite, en plus de ses parents et de ses ainés, son maitre sévère. Car n’oublions pas que le précepteur, s’il veut être fidèle au Maitre Confucius, doit accorder le primat à l’éducation morale sur l’instruction.

C’est ainsi que dès son plus jeune âge, l’enfant est plongé dans cette atmosphère éducative, faite de respect et de confiance, galvanisée par un certain moralisme, qui contribue à donner à l’enfant une impression de sécurité.

Qu’on ne s’étonne pas de la place éminente du maitre dans la conception confucéenne. Dans la trilogie "Roi, Maitre, Père", ce dernier passait donc après le maitre d’école.
Le précepteur était généralement un mandarin retraité, un gradé universitaire qui vivait retiré, refusant les honneurs et les pouvoirs, pour se consacrer entièrement à l’éducation de la jeunesse. On avait beaucoup d’égards pour eux. Si vous voulez que vos enfants soient bien instruits, aimez leurs maitres, dit un proverbe.
Ces sentiments cordiaux qui unissaient parents-maitres faisaient du "ông ñoà" un conseiller éclairé que l’on consultait dans les circonstances difficiles.

L’organisation très simple de l’enseignement traditionnel n’entrainait pas le changement de professeur à chaque degré d’enseignement. Le "ông ñoà" pouvait ainsi garder indéfiniment ses élèves pendant toute la durée de leur scolarité. La continuité de son action sur leur coeur et leur esprit, le dévouement avec lequel il accomplissait sa tâche consolidaient davantage chaque jour les liens d’affection entre maitres et disciples. Le "ông ñoà" exercait sur ses élèves un grand ascendant moral. Ces sentimants d’affection et de respect étaient d’autant plus forts que le travail du maitre n’apparaissat jamais comme une tâche rémunérée, mais comme une haute mission.

Le programme du premier degré d’enseignement - Petites Etudes ou Tieåu Hoïc - comporte l’étude du "Tam Töï Kinh" (Livre des Trois Caractères) et le "Hieáu Kinh" (Livre de la Piété filiale).
Dans le "Livre des Trois Caractères" on trouve un peu de tout: des notions élémentaires de morale, d’arithmétique, de géographie, d’histoire, de lecons de sciences naturelles. Mais il faut reconnaitre que certains de ces passages n’étaient pas à la portée des jeunes esprits. Ensuite, la méthode d’enseignement des "ông ñoà" était défectueuse. On faisait trop appel à la mémoire au détriment des autres facultés intellectuelles.

Vers l’âge de 15 ans, un examen éliminatoire donnait à l’élève le titre de "thí sinh" (candidat aux concours triennaux) et lui permettait d’affronter les premières grandes épreuves. Alors commencaient les "Grandes Etudes" (Ñaïi Hoïc) ou enseignement supérieur, centrées sur la connaissance des Quatre Livres Sacrés et des Cinq Livres Canoniques dont nous avons fait mention plus haut. On étudiat en outre les philosophes postérieurs à Confucius, tels que Mencius et Lao Tseu, les historiens, les poøetes et les romanciers historiques. Les romans d’imaginatiom ou les contes satiriques, signés le plus souvent d’un pseudonyme, étaient considérés comme un genre léger, indigne de l’enseignement supérieur.

Vers 25 ans, au plus tôt, souvent vers 40 ans, le bagage littéraire de l’étudiant étant considéré comme suffisant, il affrontait les épreuves du concours provincial (thi höông) qui avaient lieu dans une enceinte spéciale appelé "Camp des lettrés". Le dernier concours qui eut lieu à Nam Ñònh en 1915 attirait en moyenne 6.000 candidats. Sur 75 recus, les 50 derniers étaient nommés "Tuù Tài" (talent fleuri; bachelier) et les 25 premiers "Cöû Nhân" (homme qui s’élève; licencié). Les licenciés pouvaient ensuite se présenter au concours général (thi hoäi), et en cas de succès, au concours royal (thi ñình) et devenir respectivement docteurs de 2è classe (phoù baûng) et docteurs de 1ère classe (tieán só).

C’est ainsi que pendant des siècles, le Vietnamien recevait sa formation d’homme, jusqu’en 1906, date de l’abandon de la culture traditionnelle, exigé par l’ouverture de l’Ecole Franco-Indochinoise de Thaùi-hà-AÁp, près de Hanoi.
L’année suivante, le Gouverneur Général Beau fondait la première Université Indochinoise, tentative encore timide, pour répandre la culture francaise. Et c’est seulement en 1915 qu’Albert Sarraut abolit définitivement les "concours littéraires" pour introduire le programme francais avec les trois ordres d’enseignements primaire, secondaire et supérieur.

A travers ce survol rapide du système éducatif traditionnel vietnamien, nous pouvons déjàø en dégager quelques valeurs pédagogiques: Le primat accordé à l’éducation, le rôle et l’influence décisif du maitre, l’esprit d’entraide fraternelle et le respect de la tradition et de la hiérarchie sociale.
André Masson, dans son "Histoire du Viet Nam" l’a d’ailleurs bien souligné lorsqu’il écrivait: "Dès l’âge le plus tendre, l’enfant (vietnamien) s’initie dans l’école du village, à l’étude des "caractères" dont chacun représente une idée concrète ou abstraite. Le maitre enseigne l’art de tracer le caractère et il commente en même temps le sens du mot. L’écriture et la lecture ne sont pas, comme en Occident, une mécanique préparatoire à l’étude ultérieure des sciences et des lettres. Elles se confondent avec la morale et l’histoire. Le respect des parents et de l’autorité publique est enseigné avec les premiers rudiments. Il faut de très nombreuses années, presque une vie entière, pour acquérir une connaissance totale des caractères, mais celui qui aura parcouru le long chemin aura pénétré en même temps tous les secrets de la philosophie et le droit. Il aura en même temps acquis cette maitrise de soi et cette courtoisie qui sont la marque distinctive du Vietnamien cultivé."

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3. Le Vietnamien dans le milieu social

Pour important que soit le rôle joué par la famille et l’école tout au long de la vie d’un Vietnamien, leur action est bien moins profonde que celle de la communauté villageoise dans laquelle sa famille, son école, ainsi que lui-même se trouvent plongés.
Paul Griéger nous explique cette réalité: "L’homme par son corps, plonge dans le milieu physique, et par sa mentalité, dans le milieu social...
D’ouø il est hors de doute que dans le domaine pédagogique, les comportements de l’enfant dépendent dans une large mesure des conditions éducatives de chaque civilisation. D’autre part, il est important de souligner l’influence des milieux culturels sur les éducateurs et sur les institutions pédagogiques. On n’en parle guère, et pourtant elle joue assurément son rôle. Il est à peine besoin de rappeler qu’à chaque système culturel, qu’à chaque civilisation correspondent des facons particulières de penser, de sentir, d’agir: la langue, les habitudes de vie, l’héritage d’un passé politique, social, religieux et bien d’autres facteurs encore, nous modèlent à notre insu durant notre vie".

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a) L’individu social

Pour ce qui nous concerne, quelle serait la place du milieu social dans l’éducation du Vietnamien? Répondre à cette question, c’est en fin de compte, chercher à dégager la place qu’occupe le Vietnamien dans cette réalité sociologique que nous appelons: la commune.

En fait, l’individu n’existe au Viet Nam que par sa commune; l’Etat ne le connait pas. Certains étrangers ont remarqué, avec juste raison d’ailleurs, que le Viet Nam peut être considéré comme une "fédération de communes".
Il faut donc comprendre cet aspect très particulier de la société vietnamienne pour bien saisir les traits de la vie quotidiens et les caractères du peuple ainsi que les réactions de chacun de ses enfants pris à part.

C’est ainsi que la commune constitue la véritable puissance sur laquelle le Vietnamien doit compter. Il dépend d’elle pour toutes choses.
D’abord cette solidarité morale entre lui et sa commune n’est pas négligeable. Chacun se sent fier de la réussite des autres, tout comme chacun se sent humilié du méfait de quelques-uns. Pour avoir ses lettrés, ses mandarins, chaque commune se faisait un devoir d’entretenir un maitre d’école à ses propres frais pour enseigner à ses enfants un peu de "saints caractères".

Etant donné le compartimentage du pays en communes quasi autonomes, et la difficulté pour les fonctionnaires du Gouvernement Central de contrôler leurs activités, la sécurité intérieure ne peut être assurée efficacement que par chaque commune elle-même. Autrefois, chaque commune avait sa propre milice et organisait sa propre défense par tout un système de fossés, d’enceintes, de miradors... pour se défendre contre des pillages si fréquents à certaines époques, notamment à l’approche du Nouvel An lunaire.

De ce fait, on ne peut vivre isolé du village . Ce besoin de sécurité est une fois de plus satisfait par la "présence protectrice" de la commune à laquelle le Vietnamien s’attache et sur laquelle il compte, car la commune ne l’abandonne jamais. Dans ce climat de sécurité, le Vietnamien bénéficie aussi de l’avantage de l’esprit de famille: les cérémonies et les fêtes de village constituent dans la plupart des cas, la seule note lumineuse dans la vie du paysan vietnamien. Ce sont de véritables moments de joie fraternelle et spontanée; occasions de détente, certes, mais aussi d’exigences sociales.

Enfin, outre la recherche de la sécurité et l’esprit de famille, une autre raison explique l’attachement des Vietnamiens à leur village: c’est le pays des Ancêtres (quê cha ñaát toå). Dans les champs autour du village reposent encore leurs ossements. Pour un Vietnamien, ce serait une honte, une douleur éternelle que de les abandonner pour toujours. (Songeons au sacrifice héroique de plus d’un million de réfugiés Vietnamiens lors de l’Exode de 1954 vers le Sud et d’un autre million à travers le monde lors de l’invasion communiste en 1975.)
Guy Lesage n’a pas exagéré lorsqu’il disait: "Le Vietnamien est avant tout un villageois. Le village, suivant sa tradition, est un tout. Dans l’écriture chinoise, "village" comporte deux mots: "le ciel", "la terre". Le Vietnamien y a ajouté l’amour de son sol et le culte des ancêtres".

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b) Comportement social

Cette forte adhésion à la société ne manque pas de provoquer des répercussions dans la vie psychologique du Vietnamien: Obligés de vivre ainsi en vase clos, les Vietnamiens doivent penser, agir continuellement en fonction du "qu’en-dira-t-on": "L’individu à détermination traditionnelle ressent les effets de sa culture comme un tout; cependant, ces effets lui sont communiqués par l’intermédiaire d’un groupe spécifique et réduit des personnes, celles avec lesquelles il est en contact quotidien. Ces personnes attendent de lui, non pas tant qu’il soit tel ou tel type d’individu, mais plutôt qu’il se comporte de la manière généralement admise. En conséquence, la sanction du comportement tend à être la peur d’avoir honte."

C’est pourquoi, il est facile de comprendre que toute ambition visant de près ou de loin à une exaltation de la personnalité (domination des autres par son argent, sa force, sa liberté...) se trouvera donc bannie au profit d’un besoin de sécurité.

Dans son comportement quotidien, un des soucis majeurs du Vietnamien est de ne jamais s’isoler et de pouvoir compter sur le plus de monde possible. La vie sociale ne se pense ainsi qu’en termes de groupe, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, car seul le groupe possède une individualité et une puissance qui comptent: "L’existence archaique est une existence collégiale ouø chacun "participe" de tout et de tous.

Le centre d’intérêt n’est pas la vie personnelle mais l’ordre social dans son ensemble, défini par les traditions mythiques et codifié par des rituels... L’existence communautaire ainsi régie par le principe de conservation rituel s’oppose à toute initiative personnelle qui, dans la mesure ouø elle innoverait, déséquilibrerait l’ordre des choses pour le plus grand danger de tous. La liberté au sens du droit de disposer de soi-même et d’agir sans tenir compte des précédents ontologiques, n’est pas seulement impensable. Elle représenterait la forme typique de l’impiété, la rupture du lien social, vouant le coupable à la mort civile et à une forme primitive d’interdit religieux."

Cependant, en dépit d’un certain conformisme, d’une recherche plus ou moins égoiste de la sécurité, le Vietnamien est loin d’être négativement influencé par cette "emprise sociale".
Si la pression du groupe engourdit quelque peu la personnalité du Vietnamien, on peut dire par contre, qu’étant mis dans cette situation depuis l’enfance, le Vietnamien arrive à la longue à prendre conscience de l’existence des autres autour de lui. La délicatesse, le sens de la hiérarchie et de l’ordre sont des manifestations très claires de cette conscience sociale.
Déjà par tempérament, ensuite par éducation, le Vietnamien a le sens de l’autre dans ses relations sociales, et cela par souci de ne jamais blesser la susceptibilité individuelle. Les proverbes sont très explicites à ce sujet: "L’homme vit de sa face, l’arbre de son écorce. La richesse n’est que du fumier, la face vaut mille livres. Si tu rencontres un vieux, appelle-le "grand-père", un moins vieux "oncle", et quelqu’un de ton âge, "frère ainé". Si tu cèdes un pas à autrui, tu seras au large."
C’est ainsi que le pronom personnel qui mesure le degré d’intimité ou le degré de respect que l’on veut témoigner à son interlocuteur est à ce point de vue difficile à manier, car son emploi inadéquat serait regardé comme une grave impolitesse.

Huard a cité quelques exemples bien typiques: "On saura ménager la fierté des pauvres en les qualifiant de "thanh baàn" (pauvreté pure) par rapport à "troïc phuù" (richesse d’origine trouble). Dans d’autres cas, l’emploi du terme exact permettra de dire à chacun sa vérité, sans qu’il puisse s’en formaliser beaucoup. Un menteur sera justement blessé du terme "noùi doái"(parler contre la vérité), mais il acceptera "noùi laùo" (parler effrontément); de même, un voleur verra dans "aên troäm" (cambrioler) une insulte grave, tandis qu’il ne se formalisera que très peu du terme "aên caép" (chaparder).

Ce même souci de ne pas blesser la susceptibilité explique quelquefois le "caractère fuyant" du Vietnamien dans ses relations sociales. S’il était obligé de régler une affaire par lui-même, ou de présenter une requête, il en parlerait en tournant autour du sujet et en faisant des détours, juste pour faire deviner à l’interlocuteur ce qu’il veut. Cette facon de faire est quelquefois mal interprétée par les Occidentaux qui y verraient un manque de sincérité ou de spontanéité.

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c) Incidence sociale sur l’éducation du Vietnamien

Avant de terminer cette courte analyse du rôle du milieu social dans la formation de la personnalité du Vietnamien, essayons d’examiner l’incidence de cette emprise sociale sur l’éducation de l’enfant vietnamien:
La communauté parents-enfants est celle qui marque le plus profondément le jeune Vietnamien. Les parents sont pour les enfants de véritables dieux: la toute-bonté, la toute-puissance etc...Et cette idée de transcendance peut être renforcée soit par une certaine morale, soit par une certaine coutume qui subjugent le jeune être tout entier et contribuent à lui donner, pour la vie, un complexe d’infériorité à l’égard non seulement des parents, mais encore de tous les détenteurs de l’autorité.

Cette attitude intérieure crée une espèce d’infantilisme psychique et s’oppose à la confiance et à l’affirmation de soi. Ainsi, l’on ne s’étonne pas de trouver chez l’ensemble des Asiatiques fortement soumis à la morale confucéenne, ce "comportement d’effacement", voire de démission devant les "grandes personnes".
Ajoutons à cela, la vigilance presque tâtilonne des parents dans les relations de l’enfant avec ses camarades. Car il faut tenir compte aussi de l’action du voisinage et des camarades de jeu sur la formation du caractère de l’enfant. A l’instar de la mère de Mencius qui déménageait à trois reprises pour éviter le voisinage de gens peu recommandables, les parents vietnamiens surveillent sérieusement les fréquentations de leurs enfants. Ils n’admettent pas dans la maison les mauvais garnements et ne peuvent souffrir de les voir en compagnie de leurs progénitures.
Pour eux, le proverbe sonne clair: "Gaàn möïc thì ñen, gaàn ñèn thì saùng" (Près de l’encre, on se noircit, près de la lampe, on s’éclaire).

Pour conclure, disons qu’il est clair que ce n’est pas avec ses règles et ses mesures que la société pouvait à elle seule imposer silence à un "moi" pressenti au niveau de l’instinct de conservation, au coeur des décisions à prendre et des actes à assumer... L’individu y consent également de lui-même en grande partie parce qu’il a besoin de s’identifier à la puissance plus grande de la collectivité.

Cette dernière, de son côté, ne brise pas toujours.
D’ailleurs, les jeunes Vietnamiens n’aspirent-ils pas, eux aussi, à rompre tout lien et toute contrainte et à vivre leur vie d’une autre manière? A défaut d’un bohème en chair et en os, ces jeunes s’en inventent d’autres dans leur esprit pour bercer leur rêve. En fait, au fond de leur coeur, ils attendent une occasion qui les libère, sans exiger une rupture totale avec les leurs et leur permette d’entrevoir un autre horizon que celui si large, mais si vague et si peu rassurant de la vie de bohème.
Cette occasion, le peuple vietnamien, en la personne de sa moyenne bourgeoisie, a cru saisir lors de sa première rencontre avec l’Occident.

Son "moi" inhibé, privé d’air et d’espace des siècles durant, s’est réveillé tout d’un coup. Mais la flambée d’individualisme issue de cette rencontre fut trop brève! Des expressions désordonnées que le Vietnamien emprunta, en ce temps à l’Occident, nous pouvons déduire une certaine soif de liberté intense et un désarroi inquiétant: Son "moi" ne se sent pas chez lui dans les concepts et les problèmes importés. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il vit toujours, attendant un autre tournant pour surgir...

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4. Le Vietnamien face à un monde "pluraliste"

L’explosion se produit donc un jour de 1945 qui mit fin à quatre-vingts années de domination francaise et qui fut le prélude d’un ébranlement qui toucha la communauté vietnamienne dans tous ses membres et bouleversa la société dans ses structures mêmes.
Nous allons essayer à travers cette évolution qui continue de s’opérer sous nos yeux, d’examiner les conséquences qui marquent la nouvelle mentatlité.

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a) Le Vietnam, une société en mutation

Dire que le Viet Nam change brusquement de visage serait simplifier trop les choses. Car cette prédominance du groupe sur l’individu dont nous avons parlé plus haut n’empêchait pas cependant le Vietnamien d’être à la’aise dans son milieu. Certes, le succès obtenu par les nouveaux courants littéraires entre les années 1935 et 1940 (poùesies modernes, romans du groupe littéraire Töï Löïc Vaên Ñoàn) témoignent que la mentalité n’était plus la même; cependant leur audience ne dépassait pas le cadre des milieux urbains, la campagne échappait à leur influence. Ils ont réussi néanmoins à remuer certaines idées assez hardies concernant la conception de la vie, de la famille, du mariage...

La promotion de la Personne commencait à se prévaloir, à réclamer sa place. Cette évolution qui s’était déclenchée discrètement dans les esprits, des événements politiques allaient la précipiter et l’amplifier en bouleversant les structures traditionnelles.
En effet, la guerre a entrainé la dislocation des familles et le dépeuplement de la campagne. Et l’exode rurale commencait. Les gens affluaient vers les villes pour avoir plus de sécurité. Les cités se développaient, se multipliaient.
Saigon avait 500.000 habitants avant la guerre, elle en compte maintenant, en 1968, plus de 3 millions. Dans les villes, l’essor économique a donné naissance au salariat: les plantations d’hévéas, les industries textiles, les exploitations minières nécessitent une main-d’oeuvre abondante qui se chiffre par milliers d’ouvriers. Bien que leur rétribution soit plus élevée et leur alimentation plus abondante que celles auxquelles ils étaient habitués dans leurs villages, ils formaient des "déracinés", arrachés à leurs familles et à leurs communes dont les liens étaient si puissants. Une telle situation est toute nouvelle au Viet Nam, ouø naguère le travail revêtait toujours la forme familiale. Si les grandes affaires industrielles ou commerciales restaient encore le plus souvent l’apanage des sociétés européennes, beaucoup de Vietnamiens commencèrent à fonder des entreprises prospères, formant ainsi un "bloc économique" vigoureux et soutenu.

La nouvelle société apparait ainsi à la fois nivelée et différenciée. Nivelée parce que l’ancienne classe possédante est ruinée, tandis que la nouvelle (les gros commercants, les industriels) vient d’être à peine formée. Cette société nivelée offre cependant une image plus différenciée grâce à l’éventail plus large des professions. Citons seulement deux exemples: Il y a vingt-cinq ans, on ne connaissait que la médecine générale, aujourd’hui on trouve des spécialistes dans tous les grands centres. Autrefois, les études secondaires étaient regardées comme un luxe pour les femmes; seules quelques privilégiées pouvaient y prétendre. De nos jours, un bon nombre fréquent les Universités et on en trouve dans toutes les carrières: magistrature, médecine, professorat, administration, politique, sièges parlementaires...

Nous assistons ainsi à un renouvellement du cadre social: Ce n’est plus l’autorité patriarcale, mais la compétence qui gouverne. De cette nouvelle mentalité naissent souvent des conflits entre enfants et parents, ces derniers étant quelquefois moins instruits que leurs progénitures. Les études sont devenues une forme de promotion sociale.

Nous en reparlerons plus explicitement dans le point suivant. Pour l’instant, soulignons un autre aspect de cette évolution sociale au Viet Nam au lendemain de l’Indépendance: la délinquance juvénile.

Jusqu’à présent, le respect de la hiérachie et la piété filiale ont contribué à maintenir l’entente dans les familles et les groupements. Voilà que les structures sociales commencaient à s’effriter, certaines valeurs sont remises en question, les esprits hésitent... Des jeunes, elevés dans des cadres rigides d’un confucianisme traditionnel voient venir avec désarroi cet état d’euphorie.
Cette prise de conscience de l’existence personnelle est d’autant plus forte que la communion avec d’autres jeunes du monde par la radio, le cinéma, la presse, la télévision...ouvrent l’esprit du jeune Vietnamien sur les besoins d’émancipation qu’il commence à réclamer comme lui revenant de droit. Conflits des générations, défis lancés aux adultes intellectuellement moins bien armés, enfin, rupture complète par des difficultés d’acculturation, signe du refus des valeurs socio-culturelles traditionnelles. De cette attitude conflictuelle permanente à la délinquance, il n’y a qu’un pas à faire.
L’affluence de la population dans les centres urbains pose le problème du logement et par contre coup, tend à réduire la famille à sa plus simple expression: parents et enfants. La conception du mariage a aussi fait son chemin. Les jeunes acceptent moins facilement de se marier par personnes interposées, fussent-elles leurs parents ou grands-parents. Ils ont également tendance à faire ménage à part le plus tôt possible, au lieu de cohabiter avec leurs parents comme le faisaient leurs ainés dans le temps.

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b) Crise de l’autorité

Peu à peu, nous sommes amenés à assister à une sorte de crise d’autorité, prélude d’une prise de conscience de la destinée personnelle. En effet, cette longue guerre, avec toutes sortes de maux, comporte peut-être cet aspect positif, celui de faire éclater les anciennes structures, de favoriser la mobilité sociale et par conséquent la rencontre des nouvelles valeurs.
Dans l’ancienne société, l’individu était plus ou moins absorbé par le groupe, il n’existait qu’en référence au groupe qui lui assurait protection et sécurité. Le voici donc brusquement arraché à ce soutien et projeté dans la vie. Acculé à à se décider par lui-même, à agir pour lui-même, il prend conscience de son existence propre, de sa liberté, de son autonomie. Certes, il demeure encore attaché à sa famille, à son groupe, mais il ne s’y identifie plus: il y a un affinement de la conscience personnelle. En même temps, il découvre de nouvelles valeurs: l’initiative, l’action personnelle, la lutte, la volonté, l’affirmation de soi...que la tradition n’a pas suffisamment soulignées. Peu s’en faut que l’évolution se soit toujours faite d’une facon heureuse, chez certains elle a abouti au rejet de toute autorité, de toute contrainte pour sombrer finalement dans l’anarchie. Mais ce n’est heureusement pas le cas général.

"Le passage d’un stade de civilisation à un autre implique une phase préliminaire de discussions et de recherches sur le plan des idées. On commence par critiquer l’ordre ancien. Puis arrive une phase "révolutionnaire" active ouø toutes les structures sociales sclérosées sont détruites par la force. Cette disparition entraine généralement la négation des valeurs morales et spirituelles sur lesquelles ces forces sociales périmées s’étaient appuyées pour survivre. On fait place nette, et dans l’enthousiasme, on crée de nouvelles conditions d’existence... Mais, plus ou moins vite, cet état violent s’amortit et la génération suivante se trouve devant un vide culturel et spirituel à combler. La situation conflictuelle se transforme. Elle ne se situe plus au niveau d’une lutte sociale ouø l’on prend parti pour ou contre le passé et le progrès: elle s’intériorise de plus en plus, à mesure que les nouvelles structures économiques et culturelles se stabilisent"

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c) Emancipation de l’individu

L’émancipation de l’individu ne se fait pas cependant sans un risque de perte de sécurité. Le Brun-Keris, dans "L’Afrique, quel sera ton visage?" a si bien souligné ce désemparement du jeune aux prises avec une autre échelle de valeurs qui vient s’offrir à son choix: "Il découvre en même temps, un univers humain ouø les relations ne sont plus celles de la dépendance. Il cesse d’être inséré dans un commandement et une obéissance; le voici contraint d’être individu, comme abandonné dans un désert. Sans doute, l’école comporte-t-elle encore des relations de dépendance vis-à-vis du maitre. La porte de l’école s’ouvre quand même sur ce désert".

Pour les jeunes Vietnamiens, la guerre les a plongés non seulement dans l’insécurité matérielle (privations, faim, vie menacée...) mais aussi et surtout dans l’insécurité morale. Privés du soutien de la famille et du milieu, ils doivent affronter seuls la vie, se débrouiller pour se tailler une place dans le monde. Et quel monde! Autour d’eux, tout bouge, tout change: famille, société, lois, institutions, régimes politiques... on ne sait à quoi s’accrocher.

Pendant ce temps, la guerre continue ses ravages: ruines matérielles, pertes de vies humaines... Encore s’il y avait quelque lueur à l’horizon, mais l’avenir reste bouclé. Les plus nobles causes n’éveillent plus qu’un faible écho chez eux. Chez les chrétiens, la foi fait place au scepticisme; un vide se creuse, prêt à accueillir tous les courants d’idées pessimistes. Les plus réalistes pensent au "primo vivere", et c’est alors la course au diplômes avec l’espoir d’avoir une place, une situation à la fois bien rémunérée et de tout repos. Les plus blasés vont noyer leur "spleen" dans les bars et les salons de thé...
Développement urbain, émancipation de l’individu: telles sont les deux principales conséquences de l’effondrement des anciennes structures sociales du Viet Nam. A ce fond de tableau assez sombre, nous devons, honnêtement, reconnaitre certains aspects positifs dans cette rencontre occidentale: Nous voulons faire allusion surtout au développement culturel du Pays dont dépend en grande partie, la survie morale du peuple vietnamiem.

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d) Essor culturel

L’éducation subit nécessairement les contre-coups des transformations sociales: L’éveil des classes sociales - inconnues jusqu’alors - a fait surgir des écoles, car dorénavant, la culture est devenue "à la mode", une forme de promotion sociale.

L’accession à l’Indépendance survenue en 1945 amène un rapide mouvement d’expansion scolaire favorisée doublement par la politique scolaire des dirigeants et le remplacement du francais par la langue nationale - le Quoác Ngöõ - comme langue véhiculaire.
A en croire aux statistiques, nous pouvons constater cette poussée vertigineuse de l’essor culturel au Viet Nam: en 1956 on comptait au Sud-VietNam 162 établissements secondaires, avec 61.500 élèves. Dix ans plus tard, le nombre d’écoles secondaires atteint le chiffre de plus de 600 avec plus de 300.000 élèves.
Quant à l’enseignement primaire, il existe actuellement (Juin 1967) dans tout le pays 9.144 écoles primaires , dont 4.800 écoles publiques, 4334 écoles privées et 10 école semi-publiques. Cinq Universités ont vu le jour et ont fonctionné régulièrement depuis 12 ans. Nous comptons à l’heure actuelle plus de 30.000 étudiants dans toutes les disciplines.
L’enseignement largement diffusé et devenu obligatoire (jusqu’à 13 ans) se trouve ainsi rendu accessible, sinon à tous, au moins au plus grand nombre. Alors qu’autrefois il était de fait réservé aux plus favorisés de la fortune.
L’accès à la culture engendre un esprit plus ouvert, moins conformiste. Le sens critique s’éveille aussi. On n’accepte plus les affirmations a priori, les preuves d’autorité. On aime discuter, on réclame des faits, on assiste à la naissance de l’esprit scientifique.

Dans le "Compte-Rendu des activités biennales" de la Commission Nationale du Viet Nam pour l’UNESCO (1964-1966), le délégué vietnamien a brossé en quelques lignes cette importante évolution de l’éducation au Viet Nam: "Dans le domaine de l’éducation, tous nos efforts depuis deux ans (réforme du programme de l’enseignement, formation professionnelle des maitres, développement de l’éducation permanente des adultes...) convergent vers le même but: l’épanouissement intégral de la Personne humaine solidaire des milieux concrets de la vie. Dans le domaine de la culture, nos efforts tendent à préserver les valeurs et les richesses culturelles de notre pays, tout en les rendant accesibles non seulement à une élite intellectuelle, mais à la population entière."

L’éducation au Viet Nam était donc une affaire d’Etat, conduite par le Ministère de l’Education Nationale. Quant à son esprit et à son organisation, elle suivait encore l’ancien système francais porté à être plutôt académique et centralisé à outrance.

Les principes fondamentaux de l’Education Nationale du Nouveau Viet Nam ont été formulés par le Ministère de l’Education en ces termes:
1. L’éducation au Viet Nam sera une éducation humaniste, respectant la valeur sacrée de l’homme comme une fin en soi et visant le plein épanouissement de la Personne.
2. L’éducation au Viet Nam sera une éducation nationale, respectant les valeurs traditionnelles qui assurent la continuité de l’homme avec son milieu naturel tel que la famille, la profession, la patrie...
3. L’éducation au Viet Nam sera une éducation libérale respectant l’esprit scientifique, visant à l’esprit social et démocratique, accueillant toute vraie valeur culturelle du monde.

Disons-le tout de suite: l’accomplissement de ces nobles idéals se heurte à d’énormes difficultés dont les principales sont la pénurie du personnel bien formé, un équipement scolaire déficient et le manque de sécurité du à une cruelle guérilla longue de plus de 20 ans, et à une situation politique des plus confuses.

Tant et si bien que le Viet Nam de 1968 se trouvait une fois de plus en face d’une désintégration des structures sociales, laquelle est aggravée par l’instabilité politique, la subversion communiste et la présence de nombreux éléments étrangers dans les principales villes du Viet Nam.
De ce fait, tout Vietnamien qui aime vraiment sa Patrie se rend compte au fond de son coeur, de grandes et sérieuses difficultés qu’éprouve son pays dans le domaine de l’éducation.
Et s’il cherche à être logique envers lui-même, il ne manquera pas d’être interpelé par certaines remises en question:
La pédagogie vietnamienne traditionnelle vaut-elle encore? et dans quelle mesure? A l’heure actuelle, quelles sont au juste les exigences de la pédagogie nouvelle dans un Viet Nam en devenir?

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