LA PÉDAGOGIE LASALLIENNE
par M. Attilio Valenti, paru dans le Livre d'Or

En premier lieu, l'enseignement des Frères des écoles Chrétiennes est un enseignement populaire. Leur illustre fondateur fut le premier à entrevoir la nécessité d'un plan d'éducation pour le peuple. Ce chanoine rémois a renoncé sa fortune, a voulu devenir un pauvre, afin d'avoir le droit d'enseigner, avec d'autres pauvres, les enfants du peuple.

Pour entrer dans les écoles des Frères, il ne faut justifier aucune origine, aucune classe, aucun privilège.

Les philosophes du XVIIIe siècle, qui ont pourtant prêché l'égalité et la fraternité parmi les hommes, les ont pris en grippe à cause précisément de leurs tendances populaires. L'un d'eux a écrit ces lignes: "Le peuple même veut étudier, mais le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses occupations. Les Frères des écoles Chrétiennes sont survenus pour achever de tout perdre. Ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n'eussent du apprendre qu'à dessiner, à manier la scie et le rabot."

Pouvait-on faire des Frères un plus bel éloge?

Il suffit de jeter un coup d'oeil sur les petites classes de leurs Collèges et surtout de leurs écoles gratuites: toutes les classes sociales se coudoient et dès leur plus jeune âge, les enfants s'habituent àse tolérer, à se respecter et, ce qui vaut mieux que tout, à s'aimer. Sans les Frères, un nombre considérable de jeunes gens du peuple aurait végété dans les emplois serviles et mal rétribués, au lieu de s'exercer dans les métiers et les professions qui leur ont donné l'aisance et la possibilité de transmettre aux enfants la suite d'un patrimoine intellectuel. Même si, plus tard, les enfants ont oublié les premiers instituteurs de leurs parents, il n'en reste pas moins vrai que dans les couches élevées et moyennes de la société française et de la société égyptienne, aujourd'hui, on trouve à la source l'enseignement reçu dans une école des Frères.

Un deuxième trait caractéristique de la pédagogie des Frères, et qui se rattache au premier, c'est l'intelligence du pauvre et de l'indigent. Ici, le mot "intelligence" est employé dans le sens "d'intuition". Leurs règles particulières, l'esprit de leur Institut, les conseils de leur fondateur, tout les entraine vers les indigents.

Remarquons tout d'abord que c'est par une école gratuite que leur mission s'amorce et qu'auprès de tout établissement payant existe une école non payante. Elles se justifient l'une l'autre. C'est une des lois fondamentales de leur Institut. En Égypte, une des institutions dont se glorifient les Frères, c'est l'oeuvre des Bourses scolaires. Chaque année, au moyen d'une contribution égale de la part des Anciens élèves et des Frères eux-mêmes, une cinquantaine de jeunes gens, recrutés dans les écoles gratuites continuent leurs études dans les écoles secondaires payantes. Aucune recommandation, aucune faveure particulière ne joue dans le recrutement des boursiers. Seules leurs places aux examens sont prises en considération. Depuis plus d'un demi-siècle que cette fondation existe, un nombre considérable de jeunes gens pauvres ont pu se dégager de leur modeste milieu et accéder aux fonctions sociales les plus en vue. Un de leurs historiens les a ainsi appelés: "ceux qui vivent en pauvres, afin d'apprendre aux pauvres à devenr des hommes."

Et finalement, leur formation est pratique. L'écriture, la belle écriture d'abord; le calcul ensuite. Les élèves des Frères jouissent de la réputation d'être de fort bons calculateurs, des comptables exacts et soigneux. Nous en connaissons beaucoup qui gagnent largement leur vie, parce qu'ils savent bien ordonner leurs écritures. Ce sont les Frères, les premiers, qui ont institué dans leurs écoles l'enseignement qui fait abstraction du latin.

Une pédagogie ne se nourrit pas que des préceptes généraux. Elle veut des instruments, voire des outils. Le premier de ces instruments, c'est un objet que tout élève des Frères a connu, dans les petites classes au moins. C'est un objet en bois, en bois de buis, fait au tour. Une petite cordelette, généralement en boyau comme une corde de violon, y maintient une tige que l'on peut faire basculer avec le pouce. En basculant, la piécette de bois rend un son très sec et très vibrant. C'est le SIGNAL.

Des milliers d'yeux d'enfants ont dévoré le signal du regard. Des milliers de mains d'enfants ont frémi du désir de le faire claquer. Mais le signal n'est pas un jouet, il a une fonction bien définie. Il doit attirer et ramener l'attention des élèves vers le Maitre. Il doit les suivre et ordonner leurs évolutions. Comme tout ce qui vient de l'Institut lasallien, le signal est le symbole d'un principe pédagogique. Il préside à des plus grandes innovations scolaires qui aient jamais boulversé les méthodes de l'enseignement.

Autrefois, l'enseignement se donnait individuellement. Les élèves passaient, tour à tour, au bureau du Maître, recevant leur leçon et regagnaient leur place. Les Frères substituent à ce mode d'enseignement, l'enseignement simultané. Cette méthode est devenue générale dans le monde entier; elle a remplacé le "précepteur" par le "maître". Les Frères des écoles Chrétiennes en ont été les pionniers et le "signal" sonore de notre enfance a donné le signal de cette révolution.

Parlons maintenant d'un petit livret. Il porte un titre bien long: "Exercices de Calcul sur les quatres opérations fondamentales de l'arithmétique, par une réunion de professeurs." Quand on y regarde de près, on voit que ces exercices, depuis les premières additions de deux chiffres, jusqu'aux divisions avec 4 décimales, terreur de notre enfance, sont gradués avec une rigueur, une méthode et une sûreté qui ne défaillent pas un seul instant. Il n'y a rien qui ne soit laissé au hasard. Ce "petit livret" de calcul est demeuré bien austère à côté des agréables livrets de calcul d'aujourd'hui, en couleurs, avec des dessins qui attirent les regards et au moyen desquels on n'additionne plus des chiffres, mais des poires, des quilles, des dominos et des chats. Tout cela est évidemment très bien et les Frères ont aussi dans leurs classes ces livrets, fleuris, mais ils ont maintenu le petit livret des "Exercices". Ils le conservent parce que son efficacité est éprouvée et parce que, derrière lui, ils revoient la figure de leur Fondateur, cette figure austère et pondérée, méthodique et réfléchie, qui, dans l'exercice des vertus les plus héroïques, n'a rien livré au hasard.

Un autre livret bien caractéristique des Frères, c'est le CANTIQUE. C'est là sans doute que des milliers de jeunes âmes ont appris à prier. Le cantique a été le témoin de leurs premiers élans religieux, mais c'est là sans doute aussi qu'ils ont appris à chanter et le cantique a été le témoin de leurs premiers mois artistiques. Ces petits chants faciles que les enfants aiment suivre sur la portée de musique aussi, élevant la voix quand les notes gravissaient les lignes et l'abaissant quand elles les descendaient, sont restés dans toutes les mémoires.

On a souvent entendu, en passant dans les ruelles très populaires, des petits garçons marcher au pas en scandant les paroles suivantes: "Nous voulons Dieu, c'est notre Père...". Sans doute, il n'y avait là aucune effusion mystique. Mais il y a une manière de prier qui est efficace tout de même et qui n'a rien de mystique. C'est peut-être vers elle que certains théologiens d'aujourd'hui tournent les regards. Là aussi les Frères sont précurseurs.

Finalement, un autre Manuel des Frères: le "Manuel de Politesse". Vous souriez, je le sais. Vous revoyez les illustrations comme je les revois moi-même, par l'imagination. On y admire un jeune homme à faux-col haut-monté, arrondissant le coude en appuyant son canotier contre lui, pendant qu'un monsieur très digne, en redingote et à moustaches, ainsi qu'une dame à longues jupes et à chignon, accueillent le jeune visiteur avec un sourire penché. Il est bien sur que chaque époque a ses manières et ses vêtements. Mais si les apparences changent, le fond, de l'homme reste le même. Je ne vous apprends rien en vous disant que la politesse a sa source dans le coeur, mais j'insiste sur le fait que la politesse s'appelle aussi "savoir-vivre". Or, quelle science est plus précieuse que celle de savoir conduire sa vie. Je ne joue pas sur les paroles pour vous transporter dans le domaine moral. Je reste sur le terrain des conventions purement sociales et je place saint Jean-Baptiste dans le plus poli de tous les siècles, celui qui a inventé "l'honnête homme".

On a toujours pensé à la politesse comme à la plus grande des sciences. Bien saluer est aussi difficile que bien parler et que bien penser. C'est s'accorder avec son entourage, c'est vivre en compagnie sans heurter personne, mais aussi sans que personne ne nous heurte. La politesse c'est mettre les autres à l'aise et c'est une science très profonde, puisque saint Jean-Baptiste de La Salle a donné lui-même l'ordre de rédiger le premier manuel de politesse de son Institut. Il y a dans la pédagogie lasalienne un souci constant de maitrise. Et toute maitrise commence par la maitrise de soi-même. C'est peut-être pour cela que les Frères ont placé les leçons de politesse dans les matières d'enseignement, juste après les leçons de doctrine chrétienne.

Mais l'instrument le plus efficace de leur pédagogie reste toujours le "FRèRE", le Frère anonyme, celui qui, entre les quatres murs de sa classe, sous l'oeil vigilant des enfants, remplit sa mission obscure. Cette haute leçon de l'anonymat est insérée profondément dans leur Institut. Les grands artistes du moyen âge demeurèrent anonymes. Ils ont bâti des cathédrales qu'ils n'ont point signées. Il en est de même de l'Instituteur des écoles Chrétiennes. Il édifie l'âme des jeunes garçons, pierre par pierre, en silence, en accomplissant méticuleusement chaque jour, une humble tâche. De lui, vraiment, on peut dire: "Il n'a été connu que de ses élèves".

Si les élèves des Frères n'avaient acquis, en passant par l'école de leurs maîtres, que la seule vertu de l'amour du travail bien fait, l'utilité de l'Institut serait pleinement justifiée.

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